Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/654

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de leur trop grande généralité, que l’esprit se familiarisa peu à peu avec Jes idées les plus abstraites. On sent que les idées se multiplièrent à proportion que les langues se perfectionnaient. Les mots qui exprimaient l’affirmation, la négation, l’action déjuger, l’existence, la possession, devinrent le lien de tous nos raisonnements. L’habitude fit appliquer dans les cas semblables ces mêmes abstractions à toutes les racines des langues.

Peu à peu, en donnant ainsi des noms aux différents rapports des objets entre eux ou avec nous, on s’assura la possession de toutes ces idées, et les opérations de l’esprit en acquirent une très-grande facilité. Mais en même temps le labyrinthe des idées s’embarrassa de plus en plus ; il fut naturel de croire qu’à chaque mot répondait une idée, et cependant les mêmes mots sont rarement synonymes d’eux-mêmes ; ils présentent divers sens selon qu’on les applique : on se devine plus qu’on ne s’entend dans la conversation.

L’esprit, par un exercice presque machinal qui naît de la liaison des idées, saisit assez promptement le sens des mots déterminé par les circonstances. Quand on eut cru que les mots répondaient exactement à des idées, on fut fort étonné de voir qu’on ne pouvait convenir sur leur détermination précise ; on fut longtemps à soupçonner que cela venait de ce que les idées étaient différentes, suivant qu’on voulait tirer l’idée générale de différents cas particuliers ; on s’égara dans des définitions trompeuses qui n’embrassaient qu’une partie de l’objet, et chacun en donnait une différente de la même idée.

Les notions complexes des substances qui, parce qu’elles ont rapport à des objets réels, renferment nécessairement plus ou moins de parties, selon que l’objet est plus connu, furent regardées comme des tableaux des choses mêmes. Au lieu de chercher par quels degrés on avait rassemblé sous un nom général un certain nombre d’espèces, effet dont on aurait trouvé la raison dans des ressemblances générales, on rechercha cette essence commune que les noms exprimaient ; on imagina les genres, les espèces, les individus, et ces degrés métaphysiques dont la nature a causé tant de disputes aussi cruelles quelquefois dans leurs effets que frivoles dans leur objet.

Au lieu de regarder ces noms comme des signes relatifs à la manière dont nous apercevons l’échelle des êtres, que nous étendons suivant les ressemblances que nous découvrons, et que nous ne pouvons même étendre trop loin sans courir le risque de les confondre les uns avec les autres, on imagina des essences abstraites et incommunicables. — On est allé dans ces derniers temps jusqu’à en donner aussi aux notions des ouvrages de l’esprit humain, comme la comédie et la « tragédie. On a disputé sérieusement pour savoir si un poëme appartenait à tel ou tel genre, et rarement on s’est aperçu qu’on ne disputait que sur des mots.

L’erreur fut plus considérable encore à l’égard des signes par lesquels on exprimait les rapports des choses. Telles sont toutes les idées morales dont on a raisonné, comme si elles étaient des êtres existants indépendamment des choses qui ont ces rapports les unes aux autres.

L’homme reçoit ses diverses idées dans son enfance, ou plutôt les mots se gravent dans sa tête ; ils se lient d’abord avec des idées particulières ; peu à peu se forme cet assemblage confus d’idées et d’expressions dont on apprend l’usage par imitation. Le temps, par le progrès des langues, a multiplié à l’infini les idées ; et, quand l’homme a voulu se replier sur lui-même, il s’est