Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/671

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de se rappeler l’ancienne. L’exercice de la mémoire devint seul nécessaire pour la comprendre ; les imaginations faibles, qui sont toujours le plus grand nombre, n’y virent que le signe d’une idée purement abstraite, et la transmirent à leurs successeurs sur ce pied-là.

J’avoue que cela pourrait faire craindre que toutes ces belles expressions que nous admirons dans nos poètes ne viennent ainsi à perdre leur agrément, et que les fleurs cueillies par les hommes de génie, à force de passer par tant de mains vulgaires, ne se flétrissent un jour. — Alors ceux qui naîtraient avec les mêmes talents seraient contraints, pour rendre leurs idées avec une semblable énergie, d’inventer de nouveaux tours, de nouvelles expressions bientôt sujettes à la même décadence ; et, dans le cours de ces révolutions, la langue de Corneille et celle de Racine deviendraient surannées, on ne goûterait plus les charmes de leur poésie.

Malgré ce raisonnement, je crois que l’exemple de la langue grecque doit nous rassurer. — Depuis Homère jusqu’à la chute de l’empire de Constantinople, pendant plus de deux mille ans, elle n’a pas changé sensiblement. On a toujours senti les beautés d’Homère et de Démosthènes : quelques mots latins qui se sont glissés dans la langue grecque n’en ont point altéré le fond. Les critiques, à la vérité, distinguent à peu près le siècle où les ouvrages ont été écrits ; mais ce n’est guère que par ce petit nombre de mots étrangers, et plus souvent même par la nature des choses ou par les allusions que font les auteurs aux différents événements.

J’en dirais autant du latin, malgré le préjugé si commun qu’il s’altéra par le mélange de la langue des Romains avec celles des nations vaincues. — Mais cela est si peu vrai que, dans les auteurs latins qui ont écrit pendant que l’empire a subsisté, à peine peut-on citer quelques tours ou quelques mots empruntés des langues barbares ; encore presque tous ces mots sont-ils des termes d’arts ou des noms de dignités ou d’armes nouvelles, qui ne font jamais le fond d’une langue. Il arrive trop souvent que l’on confond le génie d’une langue avec le goût de ceux qui la parlent.

Claudien avait sans doute un goût bien différent de celui de Virgile, mais la langue était la même.

On nous dit qu’après le siècle de Léon X le cavalier Marin substitua aux grâces de la langue italienne une affectation puérile. Il est vrai que c’est le caractère de ses ouvrages ; mais il est très-faux qu’il l’ait rendu propre à sa langue ; et je suis sûr que les Métastase, les Mafféi, et tant et tant d’autres qui ont ramené en Italie le bon goût et l’amour de la simplicité, n’y ont trouvé aucun obstacle dans le génie de leur langue.

En général, la différence du style entre les auteurs éloignés de plusieurs siècles ne prouve pas plus la différence de leur langue que celle qui se trouve entre les auteurs du même temps, et qui est souvent aussi grande. — Ce n’est point la différence des mots et des tours de phrase, c’est celle du génie qui rend si inférieurs les écrivains des bas siècles.

Le raisonnement qui donne lieu à ces réflexions n’a de force que dans le passage des mots d’une langue à l’autre, et dans les différentes révolutions d’une langue qui n’est point encore fixée. C’est alors que les expressions qui passent de bouche en bouche n’ont chez ceux qui les reçoivent que le sens que leur donnent ceux qui les transmettent, sans que leur sens originel et propre soit conservé. — Mais il n’en est pas de même lorsqu’une langue e*t fixée. Les livres qui l’ont fixée subsistent toujours, et le sens propre du mot