Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/691

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur ces droits que le Dieu qui les a créés les juge, et non pas sur leurs forces. Ainsi le fort n’a aucun droit sur le faible ; le faible peut être contraint, jamais obligé de se soumettre à la force injuste. Les régies d’équité, d’après lesquelles Dieu juge les actions des hommes, sont le tableau de leurs droits respectifs. L’usage qu’ils font de leur pouvoir n’est pas toujours conforme à ce tableau ; mais, pour savoir si cet usage est juste ou injuste, c’est ce tableau divin qu’il faut consulter : les conventions elles-mêmes ne forment qu’un droit subordonné à ce droit primitif ; elles ne peuvent obliger que ceux qui ont été parties libres et volontaires. Ceux qui s’en trouvent lésés peuvent toujours réclamer les droits de l’humanité. Toute convention contraire à ces droits n’a d’autre autorité que le droit du plus fort ; c’est une vraie tyrannie. On peut être opprimé par un seul tyran, mais on peut l’être tout autant et aussi injustement par une multitude. Ainsi les Lacédémoniens ne pouvaient avoir le droit de faire périr les enfants contrefaits ; leur faiblesse les abandonnait à la cruauté, des conventions abominables les condamnaient ; l’équité parlait pour eux, et les Lacédémoniens étaient des monstres.

Suivons l’application de ces deux principes par rapport au droit qu’aurait le prince, ou, si vous voulez, la société en général, d’ordonner des choses injustes, de punir des innocents, et de juger la religion. — Cette application sera le développement de votre rétorsion et sa réponse.

Dans les principes des athées, qui regardent la force comme le seul fondement du droit, le prince a droit de faire tout ce que ses sujets lui laissent faire. Son intérêt s’étend suivant les rayons d’une sphère dont il est le centre, jusqu’à ce qu’il se trouve arrêté par la résistance d’autres intérêts.

Je conviendrai, en ce cas, que le prince aurait le droit, ce serait à dire le pouvoir, non-seulement d’ordonner en général, mais d’ordonner des choses injustes, c’est-à-dire des choses que ses sujets trouveraient injustes, parce qu’elles seraient contraires à leur intérêt.

Si on dit dans un autre sens qu’il ordonne des choses injustes, ou qu’il fait punir des innocents, cela ne signifie autre chose, sinon qu’il se trompe en ordonnant des choses contraires à l’intérêt public, lorsqu’il croit faire des lois conformes à cet intérêt. Mais ce n’est là qu’une simple erreur qui ne change rien à la nature de son droit, parce que ce droit dérive toujours de la supériorité de ses forces. Je conviendrai par la même raison qu’il aurait le même droit de juger des choses de religion ; du moins s’il avait tort d’en juger, ce ne serait qu’en ce qu’il croirait faussement par là assurer la tranquillité et la soumission de ses sujets : la question du juste serait, dans ce cas particulier, comme dans tous les autres qu’on voudrait régler par le même principe, réduite à celle de l’utile ; cette utilité serait relative à celui dont la puissance serait plus grande, au prince ou au peuple, suivant la constitution du gouvernement. Ainsi le prince aurait, si vous le voulez, et dans cette hypothèse, droit d’ordonner des choses de la religion ; mais si ses sujets ne jugeaient pas à propos de lui obéir, ils auraient droit de se révolter contre lui, et la tranquillité ne pourrait être rétablie que lorsque chacun serait content. Belle constitution d’État !

Cependant, il serait encore alors, non de la justice, mais de la sagesse du prince, de n’exiger de ses sujets que le moins qu’il serait possible. Sa politique devrait être économe de lois gênantes ; elle se donnerait garde d’en imposer auxquelles l’esprit des peuples répugnerait invinciblement ; par conséquent elle souffrirait tout culte et toute prédication qui n’ébranlerait point l’État ; elle