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Je crois à présent la question à peu près épuisée. — Je vous ai fait assez attendre cette lettre ; vous verrez, à sa date et aux répétitions qui s’y trouvent, qu’elle a été faite à plusieurs reprises. Telle qu’elle est, je vous prie de me la renvoyer, ainsi que la précédente, où je vous demande le oui ou le non sur chacune de mes propositions.

Quoique le Conciliateur soit dans mes principes et dans ceux de notre ami, je suis étonné des conjectures que vous avez formées. Ce n’est ni son style, ni le mien[1].

Le père peut enseigner ce qu’il croit la vérité, mais ne peut avoir d’autorité et faire sortir de sa famille ce que vous appelez un enfant discole. L’enfant, comme enfant, a des droits qu’il ne peut perdre par la seule volonté de son père ; il faut que cette volonté soit fondée sur un droit antérieur, et le droit d’un père sur la concience de son fils est contradictoire dès qu’on suppose qu’il y a une religion vraie, et que chacun a une âme à sauver.

Au reste, 1o le trouble dans la petite société ne viendra pas de ce que l’enfant pensera autrement que le père, mais de ce que le père veut forcer son fils à penser comme lui. Ce n’est pas la différence des opinions, c’est l’intolérance qui s’oppose à la paix, et la crainte chimérique du trouble est précisément ce qui a troublé l’univers.

2o La comparaison entre le magistrat et le père de famille, juste à certains égards, ne doit pas être trop poussée. Le père est tuteur nécessaire de ses enfants ; il doit non-seulement les conduire dans les choses qui regardent les devoirs de la société, mais dans celles qui regardent leurs avantages particuliers. Le magistrat laisse, et doit laisser aux particuliers, le choix des biens qui leur sont personnels. Ils n’y ont pas besoin de lui, et il y serait dans l’impossibilité de les bien diriger ; l’exercice de son autorité est bornée à ce que les hommes se doivent les uns aux autres ; et dire que chacun se sauve pour soi, ce n’est pas là une métaphysique contraire à la morale naturelle. — D’ailleurs, dans les choses où il s’agit du bonheur particulier des enfants sans aucun rapport à la société générale, je soutiendrai toujours que le devoir des pères se borne au simple conseil. C’est la façon de penser contraire qui a fait tant de malheureux pour leur bien, qui a produit tant de mariages forcés, sans compter les vocations. Toute autorité qui s’étend au delà du nécessaire est une tyrannie.

3o Ce n’est point parce que j’ai été frappé des inconvénients d’une liberté illimitée, que j’ai dit que la société doit au peuple une éducation religieuse, puisque je veux qu’avec cette éducation la liberté reste illimitée, du moins quand les opinions n’attaquent point les principes de la société civile. C’est des inconvénients de l’ignorance et de l’irréligion absolue que j’ai été frappé, et il n’y a aucune contradiction dans mes principes. L’établissement des fonds pour la subsistance des ministres d’une religion ne touche en rien aux droits de la conscience, et la distinction des fins de la religion et de la société ne prouve point que l’État ne puisse établir ainsi des ministres d’une religion,

  1. M. Turgot ne voulait pas alors avouer le Conciliateur, et l’ayant publié sous le nom de Lettre d’un ecclésiastique à un magistrat, quoiqu’il lui devenu magistrat et eût cessé d’être ecclésiastique, il n’aurait pu l’avouer sans lui ôter de la force qu’il avait cru devoir lui donner par la qualité supposée de l’auteur.

    Quant au style, il avait affecté avec raison celui du personnage dont il jugeait que les fonctions pourraient donner plus de poids aux arguments qu’il désirait que le gouvernement, les tribunaux et le public adoptassent. (Note de Dupont de Nemours.)