Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/748

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se soient mélangés, les mots qui passent d’une langue dans l’autre sont le plus ordinairement relatifs à l’objet de cette liaison. La religion chrétienne a étendu la connaissance du latin dans toutes les parties de l’Europe où les armes des Romains n’avaient pu pénétrer. Un peuple adopte plus volontiers un mot nouveau avec une idée nouvelle, qu’il n’abandonne les noms des objets anciens auxquels il est accoutumé. Une étymologie latine, d’un mot polonais ou irlandais, recevra donc un nouveau degré de probabilité, si ce mot est relatif au culte, aux mystères et aux autres objets de la religion. Par la même raison, s’il y a quelques mots auxquels on doive se permettre d’assigner une origine phénicienne ou hébraïque, ce sont les noms de certains objets relatifs aux premiers arts et au commerce : il n’est pas étonnant que ces peuples qui, les premiers, ont commercé sur toutes les côtes de la Méditerranée, et qui ont fondé un grand nombre de colonies dans toutes les îles de la Grèce, y aient porté les noms des choses ignorées des peuples sauvages chez lesquels ils trafiquaient, et surtout les termes de commerce. Il y aura même quelques-uns de ces mots que le commerce aura fait passer des Grecs à tous les Européens, et de ceux-ci à toutes les autres nations. Tel est le mot de sac, qui signifie proprement en hébreu une étoffe grossière, propre à emballer les marchandises. De tous les mots qui ne dérivent pas immédiatement de la nature, c’est peut-être le plus universellement répandu dans toutes les langues. Notre mot d’arrhes, arrhabon, est encore purement hébreu, et nous est venu par la même voie. Les termes de commerce parmi nous sont portugais, hollandais, anglais, etc., suivant la date de chaque branche de commerce et le lieu de son origine.

11o On peut, en généralisant cette dernière observation, établir un nouveau moyen d’estimer la vraisemblance des suppositions étymologiques, fondée sur le mélange des nations et de leurs langages : c’est d’examiner quelle était, au temps du mélange, la proportion des idées des deux peuples ; les objets qui leur étaient familiers, leur manière de vivre, leurs arts et le degré de connaissances auquel ils étaient parvenus. Dans les progrès généraux de l’esprit humain, toutes les nations partent du même point, marchent au même but, suivent à peu près la même route, mais d’un pas très-inégal. Nous prouverons, à l’article Langues, que les langues, dans tous les temps, sont à peu près la mesure des idées actuelles du peuple qui les parle ; et, sans entrer dans un grand détail, il est aisé de sentir qu’on n’invente des noms qu’à mesure qu’on a des idées à exprimer. Lorsque des peuples, inégalement avancés dans leurs progrès, se mêlent, cette inégalité influe à plusieurs titres sur la langue nouvelle qui se forme du mélange. La langue du peuple policé, plus riche, fournit au mélange dans une plus grande proportion, et le teint, pour ainsi dire, plus fortement de sa couleur ; elle peut seule donner les noms de toutes les idées qui manquaient au peuple sauvage. Enfin, l’avantage que les lumières de l’esprit donnent au peuple policé, le dédain qu’elles lui inspirent pour tout ce qu’il pourrait emprunter des barbares, le-goût de l’imitation que l’admiration fait naître dans ceux-ci, changent encore la proportion du mélange en faveur de la langue policée, et contrebalancent souvent toutes les autres circonstances favorables à la langue barbare, celle même de la disproportion du nombre entre les anciens et les nouveaux habitants. S’il n’y a qu’un des deux peuples qui sache écrire, cela seul donne à sa langue le plus précieux avantage, parce que rien ne fixe plus les impressions de la mémoire que l’écriture. Pour appliquer cette considération générale, il faut la détailler ; il faut comparer les nations aux nations, sous les dif-