Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/755

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sance complète du système de cette langue, de ses éléments radicaux, de la combinaison dont ils sont susceptibles, etc. Le fruit de cette analyse est la facilité de comparer les langues entre elles sous toutes sortes de rapports, grammatical, philosophique, historique, etc. (Voyez, au mot Langue, les deux articles Analyse et Comparaison des Langues.) On sent aisément combien ces préliminaires sont indispensables pour saisir en grand, et sous son vrai point de vue, la théorie générale de la parole, et la marche de l’esprit humain dans la formation et les progrès du langage ; théorie qui, comme toute autre, a besoin, pour n’être pas un roman, d’être continuellement rapprochée des faits. Cette théorie est la source d’où découlent les règles de cette grammaire générale qui gouverne toutes les langues, à laquelle toutes les nations s’assujettissent en croyant ne suivre que les caprices de l’usage, et dont enfin les grammaires de toutes nos langues ne sont que des applications partielles et incomplètes. (Voyez Grammaire générale.) L’histoire philosophique de l’esprit humain, en général, et des idées des hommes, dont les langues sont tout à la fois l’expression et la mesure, est encore un fruit précieux de cette théorie. Tout l’article Langues, auquel je renvoie, sera un développement de cette vérité, et je n’anticiperai point ici sur cet article. Je ne donnerai qu’un exemple des services que l’étude des langues et des mots, considérée sous ce point de vue, peut rendre à la saine philosophie, en détruisant des erreurs invétérées.

On sait combien de systèmes ont été fabriqués sur la nature et l’origine de nos connaissances ; l’entêtement avec lequel on a soutenu que toutes nos idées étaient innées, et la multitude innombrable de ces êtres imaginaires dont nos scolastiques avaient rempli l’univers, en prêtant une réalité à toutes les abstractions de leur esprit : virtualités, formalités, degrés métaphysiques, entités, quiddités, etc., etc. Rien, je parle d’après Locke, n’est plus propre à en détromper, qu’un examen suivi de la manière dont les hommes sont parvenus à donner des noms à ces sortes d’idées abstraites ou spirituelles, et même à se donner de nouvelles idées par le moyen de ces noms. On les voit partir des premières images des objets qui frappent les sens, et s’élever par degrés jusqu’aux idées des êtres invisibles et aux abstractions les plus générales. On voit les échelons sur lesquels ils se sont appuyés, les métaphores et les analogies qui les ont aidés, surtout les combinaisons qu’ils ont faites de signes déjà inventés, et l’artifice de ce calcul de mots par lequel ils ont formé, composé, analysé toutes sortes d’abstractions inaccessibles aux sens et à l’imagination, précisément comme les nombres exprimés par plusieurs chiffres, sur lesquels cependant le calculateur s’exerce avec facilité. Or, de quel usage n’est pas, dans ces recherches délicates, l’art étymologique, l’art de suivre les expressions dans tous leurs passages d’une signification à l’autre, et de découvrir la liaison secrète des idées qui a facilité ce passage ? On me dira que la saine métaphysique, et l’observation assidue des opérations de notre esprit, doivent suffire seules pour convaincre tout homme sans préjugé que les idées, même des êtres spirituels, viennent toutes des sens : on aura raison, mais cette vérité n’est-elle pas mise, en quelque sorte, sous les yeux d’une manière bien plus frappante, et n’acquiert-elle pas toute l’évidence d’un point de fait, par l’étymologie si connue des mots spiritus, animus, πνευμα, rouak, etc., pensée, délibération, intelligence, etc. ? Il serait superflu de s’étendre ici sur les étymologies de ce genre qu’on pourrait ac-