Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/762

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casions, éclaircir ce doute. Les historiens grecs attribuent la fondation de Ninive à Ninus ; et l’histoire de ce prince, ainsi que celle de sa femme Sémiramis, est assez bien circonstanciée, quoiqu’un peu romanesque. Cependant Ninive, en hébreu, langue presque absolument la même que le chaldéen, Nineveh, est le participe passif du verbe navah, habiter ; suivant cette étymologie, ce nom signifierait habitation, et il aurait été assez naturel pour une ville, surtout dans les premiers temps où les peuples, bornés à leur territoire, ne donnaient guère un nom à la ville que pour la distinguer de la campagne. Si cette étymologie est vraie, tant que ce mot a été entendu, c’est-à-dire jusqu’au temps de la domination persane, on n’a pas dû lui chercher d’autre origine, et l’histoire de Ninus n’aura été imaginée que postérieurement à cette époque. Les historiens grecs qui nous l’ont racontée n’ont écrit, effectivement, que longtemps, après ; et le soupçon que nous avons formé s’accorde d’ailleurs très-bien avec les livres sacrés, qui donnent Assur pour fondateur à la ville de Ninive. Quoi qu’il en soit de la vérité absolue de cette idée, il sera toujours vrai qu’en général, lorsque le nom d’une ville a, dans la langue qu’on y parle, un sens naturel et vraisemblable, on est en droit de suspecter l’existence du prince qu’on prétend lui avoir donné son nom, surtout si cette existence n’est connue que par des auteurs qui n’ont jamais su la langue du pays.

On voit assez jusqu’où et comment on peut faire usage des étymologies pour éclaircir les obscurités de l’histoire.

Si, d’après ce que nous avons dit pour montrer l’utilité de cette étude quelqu’un la méprisait encore, nous lui citerions l’exemple des Le Clerc, des Leibnitz, et de l’illustre Fréret, un des savants qui ont su le mieux appliquer la philosophie à l’érudition. Nous exhortons aussi à lire les Mémoires de M. Falconet, sur les étymologies de la langue française (Mémoires de l’Académie des Belles-Lettres, tome XX), et surtout les deux Mémoires que M. le président de Brosses a lus à la même Académie, sur les Étymologies ; titre trop modeste, puisqu’il s’y agit principalement des grands objets de la théorie générale des langues, et des raisons suffisantes de l’art de la parole. Comme l’auteur a bien voulu nous les communiquer, nous en eussions profité plus souvent, s’il ne fût pas entré dans notre plan de renvoyer la plus grande partie des vues profondes et philosophiques dont ils sont remplis, aux articles Langues, Lettres, Onomatopée, Métaphore, etc. (Voyez ces mots.)

Nous conclurons donc cet article, en disant avec Quintilien : Ne quis igitur tam parva fastidiat elementa… quia interiora velut sacri hujus adeuntibus apparebit mulla rerum subtilitas, quæ non modo acuere ingenia, sed exercere altissimam quoque eruditionem possit.


RÉFLEXIONS SUR LES LANGUES[1].

On sait aujourd’hui que l’utilité de l’étude des langues ne se borne pas à rendre communes à toutes les nations les richesses de l’esprit. Dans notre

  1. L’étude des langues et la recherche des étymologies avaient pour M. Turgot un grand attrait.

    Il avait projeté et commencé un ouvrage sur la formation des langues et la Gram-