Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/769

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

partant point à cet article, et je dois encore le supposer, parce que la mémoire n’est pas plus le fruit de nos réflexions que la sensation même, (Voyez Mémoire.) Nous acquérons insensiblement les idées de changement et de mouvement. (Remarquez que je dis idée, et non pas notion : voyez ces deux articles.) Plusieurs assemblages de ces points colorés, chauds ou froids, etc., nous paraissent changer de distance les uns par rapport aux autres, quoique les points eux-mêmes qui forment ces assemblages gardent entre eux le même arrangement, la même coordination. Cette coordination nous apprend à distinguer ces assemblages de sensations par masses. Ces masses de sensations coordonnées sont ce que nous appellerons un jour : objets ou individus. (Voyez ces deux articles.) Nous voyons ces individus s’approcher, se fuir disparaître quelquefois entièrement pour reparaître encore. Parmi ces objets ou groupes de sensations qui composent ce tableau mouvant, il en est un qui, quoique renfermé dans des limites très-étroites en comparaison du vaste espace où flottent tous les autres, attire notre attention plus que tout le reste ensemble. Deux choses surtout le distinguent, sa présence continuelle, sans laquelle tout disparaît, et la nature particulière des sensations qui nous le rendent présent : toutes les sensations du toucher s’y rapportent, et circonscrivent exactement l’espace dans lequel il est renfermé. Le goût et l’odorat lui appartiennent aussi ; mais ce qui attache notre attention à cet objet d’une manière plus irrésistible, c’est le plaisir et la douleur, dont la sensation n’est jamais rapportée à aucun autre point de l’espace. Par là, cet objet particulier, non-seulement devient pour nous le centre de tout l’univers, et le point d’où nous mesurons les distances, mais nous nous accoutumons encore à le regarder comme notre être propre ; et, quoique les sensations qui nous peignent la lune et les étoiles ne soient pas plus distinguées de nom que celles qui se rapportent à notre corps, nous les regardons comme étrangères, et nous bornons le sentiment du moi à ce petit espace circonscrit par le plaisir et par la douleur. Mais cet assemblage de sensations auxquelles nous bornons ainsi notre être, n’est dans la réalité, comme tous les autres assemblages de sensations, qu’un objet particulier du grand tableau qui forme l’univers idéal.

Tous les autres objets changent à tous les instants, paraissent, et disparaissent, s’approchent et s’éloignent les uns des autres, et de ce moi, qui, par sa présence continuelle, devient le terme nécessaire auquel nous les comparons. Nous les apercevons hors de nous, parce que l’objet que nous appelons nous, n’est qu’un objet particulier comme eux, et parce que nous ne pouvons rapporter nos sensations à différents points d’un espace, sans voir les assemblages de ces sensations les uns hors des autres ; mais, quoique aperçus hors de nous, comme leur perception est toujours accompagnée du moi, cette perception simultanée établit entre eux et nous une relation de présence qui donne aux deux termes de cette relation, le moi et l’objet extérieur, toute la réalité que la conscience assure au sentiment du moi.

Cette conscience de la présence des objets n’est point encore la notion de l’existence, et n’est pas même celle de présence ; car nous verrons, dans la suite, que tous les objets de la sensation ne sont pas pour cela regardés comme présents. Les objets dont nous observons la distance et les mouvements autour de notre corps, nous intéressent par les effets que ces distances ou ces mouvements nous paraissent produire sur lui, c’est-à-dire par les sensations de plaisir et de douleur que ces mouvements peuvent nous don-