Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/775

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comme des objets hors de nous ; comment ce sentiment du mot a été généralisé, en en séparant l’intelligence et tout ce qui caractérise notre être propre ; comment ensuite une nouvelle abstraction l’a encore transporté, des objets de la sensation, à tous ceux dont les effets nous indiquent un rapport quelconque de distance ou d’activité avec nous-mêmes. Ce degré d’abstraction a suffi pour l’usage ordinaire de la vie, et la philosophie seule a eu besoin de faire quelques pas de plus, mais elle n’a eu qu’à marcher dans la même route ; car, puisque les relations de distance et d’activité ne sont point précisément la notion de l’existence, et n’en sont en quelque sorte que le signe nécessaire, comme nous l’avons vu ; puisque cette notion n’est que le sentiment du mot transporté par abstraction, non à la relation de distance, mais à l’objet même qui est le terme de cette abstraction, on a même le droit d’étendre encore cette notion à de nouveaux objets, en la resserrant par de nouvelles abstractions, et d’en séparer toute relation avec nous, de distance et d’activité, comme on avait précédemment séparé toute relation de l’être aperçu à l’être apercevant. Nous avons reconnu que ce n’était plus par le rapport immédiat des êtres avec nous, mais par leur liaison avec le système général dont nous faisons partie, qu’il fallait juger de leur existence. Il est vrai que ce système est toujours lié avec nous, par la conscience de nos pensées présentes ; mais il n’est pas moins vrai que nous n’en sommes pas parties essentielles, qu’il existait avant nous, qu’il existera encore après nous, et que par conséquent le rapport qu’il a avec nous n’est pas nécessaire pour qu’il existe, et l’est seulement pour que son existence nous soit connue : par conséquent, d’autres systèmes entièrement semblables peuvent exister dans la vaste étendue de l’espace, isolés au milieu les uns des autres, sans aucune activité réciproque, et avec la seule relation de distance, puisqu’ils sont dans l’espace. Et qui nous a dit qu’il ne peut pas y avoir aussi d’autres systèmes, composés d’êtres qui n’ont pas même entre eux ce rapport de distance, et qui n’existent point dans l’espace ? Nous ne les concevons point. Qui nous a donné le droit de nier tout ce que nous ne concevons pas, et de donner nos idées pour bornes à l’univers ? Nous-mêmes, sommes-nous bien sûrs d’exister dans un lieu, et d’avoir avec aucun être des rapports de distance ? Sommes-nous bien sûrs que cet ordre de sensations, rapportées à des distances idéales les unes des autres, correspond exactement avec l’ordre réel de la distance des êtres existants ? Sommes-nous bien sûrs que la sensation, qui nous rend témoignage de notre propre corps, lui fixe dans l’espace une place mieux déterminée, que la sensation qui nous rend témoignage de X existence des étoiles, et qui, nécessairement détournée par l’aberration, nous les fait toujours voir où elles ne sont pas ? (Voyez Sensation et Substance spirituelle). Or, si le mot, dont la conscience est l’unique source de la notion d’existence, peut n’être pas lui-même dans l’espace, comment cette notion renfermerait-elle nécessairement un rapport de distance avec nous ? Il faut donc encore l’en séparer, comme on en a séparé le rapport d’activité et de sensation. Alors la notion d’existence sera aussi abstraite qu’elle peut l’être, et n’aura d’autre signe que le mot même d’existence ; ce mot ne répondra, comme on le voit, à aucune idée ni des sens, ni de l’imagination, si ce n’est à la conscience du mot, généralisée, et séparée de tout ce qui caractérise non-seulement le moi, mais même tous les objets auxquels elle a pu être transportée par abstraction. Je sais bien que cette généralisation renferme une vraie contradiction, mais toutes les abstractions sont dans le même cas, et c’est pour cela que