Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/778

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core la réalité de tout ce qui n’est pas compris dans notre sensation actuelle et instantanée.

Quant à la nécessité de donner des preuves de l’existence des corps et de tous les êtres extérieurs ; en disant que l’expérience et le mécanisme connu de nos sens prouvent que la sensation n’est point l’objet, qu’elle peut exister sans aucun objet hors de nous, et que cependant nous ne voyons véritablement que la sensation, l’on croirait avoir tout dit, si quelque métaphysicien, même parmi ceux qui ont prétendu réfuter Berkeley, n’avait encore recours à je ne sais quelle présence des objets par le moyen des sensations, et à l’inclination qui nous porte involontairement à nous fier là-dessus à nos sens. Mais comment la sensation pourrait-elle être immédiatement et par elle-même un témoignage de la présence des corps, puisqu’elle n’est point le corps, et surtout puisque l’expérience nous montre tous les jours des occasions où cette sensation existe sans les corps ? Prenons celui des sens auquel nous devons le plus grand nombre d’idées, la vue. Je vois un corps, c’est-à-dire que j’aperçois à une distance quelconque une image colorée de telle ou telle façon : mais qui ne sait que cette image ne frappe mon âme que parce qu’un faisceau de rayons, mû avec telle ou telle vitesse, est venu frapper ma rétine sous tel ou tel angle ? Qu’importe donc de l’objet, pourvu que l’extrémité des rayons, la plus proche de mon organe, soit mue avec la même vitesse et dans la même direction ? Qu’importe même du mouvement des rayons, si les filets nerveux qui transmettent la sensation de la rétine au sensorium sont agités de mêmes vibrations que les rayons de lumière leur auraient communiquées ? Si l’on veut accorder au sens du toucher une confiance plus entière qu’à celui de la vue, sur quoi sera fondée cette confiance ? sur la proximité de l’objet et de l’organe ? Mais ne pourrais-je pas toujours appliquer ici le même raisonnement que j’ai fait sur la vue ? N’y a-t-il pas aussi, depuis les extrémités des papilles nerveuses répandues sous l’épiderme, une suite d’ébranlements qui doit communiquer au sensorium ? Qui peut nous assurer que cette suite d’ébranlements ne peut commencer que par une impression faite sur l’extrémité extérieure du nerf, et non par une impression quelconque qui commence sur le milieu ? En général, dans la mécanique de tous nos sens, il y a toujours une suite de corps dans une certaine direction, depuis l’objet que l’on regarde comme la cause de la sensation jusqu’au sensorium, c’est-à-dire jusqu’au dernier organe au mouvement duquel la sensation est attachée. — Or, dans cette suite, le mouvement et la direction du point qui touche immédiatement le sensorium ne suffisent-ils pas pour nous faire éprouver la sensation ? et n’est-il pas indifférent à quel point de la suite le mouvement ait commencé, et suivant quelle direction il ait été transmis ? N’est-ce pas par cette raison que, quelle que soit la courbe décrite dans l’atmosphère par les rayons, la sensation est toujours rapportée dans la direction tangente de cette courbe ? Ne puis-je pas regarder chaque filet nerveux par lequel les ébranlements parviennent jusqu’au sensorium, comme une espèce de rayon ? Chaque point de ce rayon ne peut-il pas recevoir immédiatement un ébranlement pareil à celui qu’il aurait reçu du point qui le précède, et dans ce cas, n’éprouverons-nous pas la sensation, sans qu’elle ait été occasionnée par l’objet auquel nous la rapportons ? Qui a pu même nous assurer que l’ébranlement de nos organes est la seule cause possible de nos sensations ? En connaissons-nous la nature ? Si, par un dernier effort, on réduit la présence immédiate des objets de nos sensations à