Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/786

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l’idée de distance, ne saurait nous donner celle de figure, parce que ne se propageant pas en ligne droite, nous ne pouvons le rapporter à tel ou tel point précis. Mais les sensations qui, par elles-mêmes, ne donnent point l’idée d’une étendue distinctement déterminée, telles que sont celles du froid et du chaud, dès que nous pouvons, par le moyen du toucher, les rapporter à un certain nombre de points, nous la donnent alors.

On doit donc distinguer l’idée d’étendue d’avec les sensations, quoiqu’on ne puisse la concevoir que par quelque sensation, et quoiqu’elle en tire son origine. Les sensations nous donnent cette idée, non par leur nature de sensation telle ou telle, de couleur bleue ou rouge, de rudesse ou de poli, de dureté ou de fluidité, mais uniquement par la facilité de les rapporter à différents points déterminés, soit à une grande distance, comme dans la vue, et alors toujours en ligne droite, soit à la surface de notre corps, comme dans toutes les sensations qui nous viennent par le toucher.

Berkeley s’épuise à prouver que l’étendue n’est point une substance. Je ne répondrai point à ses raisonnements. Je vous dirai seulement que Locke ni lui n’ont connu la vraie génération de l’idée de substance, qu’ils confondent ces deux termes, la substance et une substance, et les deux questions, l’étendue est-elle une substance, ou l’étendue est-elle la substance ? Je pourrais m’expliquer mieux, et avec plus de développement, si j’avais sous les yeux ce que j’ai écrit sur les langues contre Maupertuis. Mais faut-il tant de peine pour prouver l’existence des corps, et pour répondre aux raisonnements de Berkeley ?

Encore un mot sur l’hypothèse qu’il substitue à l’hypothèse commune. Selon lui, la cause commune de nos sensations et de nos idées n’est autre que l’ordre des idées de Dieu, qu’il a rendues perceptibles dans le temps aux âmes qu’il a créées. Je ne m’arrêterai point à une foule de difficultés métaphysiques que ce système fournit. Je remarquerai seulement qu’il n’explique pas ce qu’il faut expliquer. La question est : Pourquoi la suite de mes idées a-t-elle toujours certains rapports avec la suite des idées des autres hommes, rapports qui sont uniquement réglés par ceux que nous avons les uns et les autres avec des objets que nous supposons hors de nous ? — Mais que font à cela les idées de DIEU ? Sont-ce différentes idées qui causent celles des différents hommes ? Alors d’où vient le rapport qui s’y trouve ? Est-ce la même idée de Dieu qui cause en moi l’idée de blanc, en vous l’idée de jaune, en moi l’idée d’une maison à ma droite, en vous celle d’une masse obscure de dix pieds de long à votre gauche ? Y a-t-il entre les idées de Dieu des rapports de distance ? Réfléchissent-elles des rayons colorés ? Les voit-on suivant les règles de la perspective ? Et sur quoi sont fondées ces règles ?

En voilà assez pour faire voir le ridicule de ce système.