Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/788

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

désespérer moins d’acquérir des connaissances certaines. On verra que les bornes de notre esprit ne sont un principe d’erreur que parce que nous voulons juger plus que nous ne voyons, et qu’enfin celui qui consent à beaucoup ignorer, peut parvenir à se tromper fort peu. En effet, à moins de pousser le pyrrhonisme à un excès qui ne mérite pas d’être réfuté, on convient qu’il y a des choses dont la certitude ne laisse point lieu à l’erreur. Il y a donc en général des moyens de distinguer ce qui est certain de ce qui ne l’est pas, et une logique exacte doit être comme un crible qui sépare la paille du bon grain.

On ne s’y trompe pas en mathématiques ; si la précipitation d’un géomètre le fait tomber dans quelque erreur, il est aisé de l’en convaincre, et du moins personne n’y sera trompé après lui. J’ose croire qu’avec un peu plus de peine on peut arriver au même point dans les autres sciences ; qu’il n’est aucune dispute sur laquelle les hommes ne puissent être d’accord ; car une dispute est finie quand il est démontré qu’elle ne peut être décidée. — Mais cette démonstration de l’impossibilité de décider une dispute, peut très-bien n’être applicable qu’au moment où elle a lieu. Et rien n’assure que de nouvelles découvertes ou de nouveaux progrès dans l’esprit humain ne rendront pas un jour très-clairs les points contestés, et ne conduiront pas sur eux à des connaissances évidentes, irrésistibles.

Qu’on ne dise point : On a toujours disputé là-dessus, on disputera toujours. Il n’y a pas cent cinquante ans qu’on disputait encore du véritable arrangement du système planétaire. On n’en est pas moins assuré aujourd’hui du système de Copernic ; et si le temps d’en dire autant du système de Newton n’est pas encore entièrement arrivé, nous y touchons de bien près[1] ; espérons tout, essayons tout ; si nos efforts sont infructueux, nous ne serons pas plus reculés que nous ne sommes. À espérer trop, on ne perd pas même ce que l’on cherche inutilement ; mais il est certain qu’on n’aura jamais ce que l’on désespère constamment de trouver.

— Les hommes savent compter, très-peu savent apprécier. De là l’avarice ; de là aussi la crainte du qu’en dira-t-on ? de là cette manie française de faire quelque chose ; de là les mariages insensés où l’on s’épouse sans s’être jamais vus ; de là enfin cette moutonnerie qu’on appelle si volontiers, dans le monde, bon sens, et qui se réduit à penser d’une manière que le grand nombre ne désapprouve pas.

— J’ai cherché la raison de cette espèce d’incertitude où sont les hommes sur tout ce qui les touche, et de la préférence qu’ils donnent à l’opinion que les autres ont de leur bonheur, aux sentiments qu’ils en auraient eux-mêmes ; et j’ai vu que les hommes sont à l’égard du jugement qu’ils portent de ce qu’ils sentent le plus intimement, comme à l’égard de tous leurs jugements sur toute autre matière. — Un homme voit de loin un arbre et s’en croit bien sûr. — Qu’un autre lui dise que ce pourrait bien être un moulin à vent, il en rira d’abord ; mais quand deux, trois personnes lui soutiendront que c’est un moulin, son ton deviendra toujours moins assuré, il doutera, et si les témoins sont en assez grand nombre, il ne doutera plus, il croira voir lui-même ce que les autres voient, et il dira : « Je m’étais trompé ; effectivement, je vois bien que c’est un moulin à vent. » — Peu d’hommes savent être sûrs de quelque chose. La vérité semble être comme ces corps dont la figure

  1. Ceci est écrit en 1757.