Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/794

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

flux et reflux de la mer combiné avec le mouvement diurne de la terre sur son centre. En vertu de ces deux mouvements, la mer, dites-vous, doit toujours déposer sur ses rivages, du côté de l’orient, les terres qu’elle enlève du côté de l’occident, et par conséquent la terre et la mer ont dû changer de place dans la suite des temps.

La difficulté qui se présente la première contre ce système est tirée de l’excessive longueur de ce période. Vous rejetez cette longueur sur les six jours de la création, dont nous ignorons la durée. Je ne sais si la réponse satisfera tout le monde. Mais, outre cette difficulté, j’avoue que je ne connais pas bien comment le flux et le reflux de la mer a pu élever des montagnes à plus d’une lieue au-dessus de sa plus grande hauteur, car les volcans n’ont jamais pu élever celles dont les aiguilles sont disposées régulièrement, parmi lesquelles on ne peut nier qu’il n’y en ait de très-hautes. Il ne paraît point que la mer puisse agir où elle n’est pas, et sûrement elle n’a jamais été portée à plus d’une lieue au-dessus de sa surface ordinaire.

En supposant même le système réel, l’inspection du globe porterait plutôt à croire que le transport des terres se ferait d’orient en occident, et non pas d’occident en orient. Les côtes d’Amérique sur la mer du Nord sont beaucoup plus plates que celles de la mer du Sud et que celles de l’Europe. À prendre du sommet de la grande Cordilière, la pente est bien plus rapide du côté de la mer du Sud que du côté de celle du Nord ; le rivage est même si plat dans le golfe du Mexique, que les vaisseaux sont obligés de se tenir éloignés de terre de plusieurs lieues ; or, il est constant que la mer, en rongeant ses bords, doit nécessairement les rendre plus escarpés, et former une pente douce du côté opposé en s’en retirant peu à peu. — La Seine, vis-à-vis de Chaillot, peut nous donner une idée des opérations de la nature dans ce genre. Du côté du chemin de Versailles, l’eau est très-peu profonde, et on voit de grands attérissements qui s’avancent fort loin dans la rivière ; au contraire, les bords du côté de la plaine de Grenelle qu’elle ronge perpétuellement, sont presque perpendiculaires à sa surface.

Il est évident que la mer doit agir de la même façon. Par là votre système ne paraît pas s’accorder avec l’expérience.

Je relèverai encore une autre inattention qui se trouve dans le même discours. Vous calculez quel doit être, vu l’attraction que la terre exerce sur la lune, le flux et le reflux dans cette planète en cas qu’il y ait des mers, et vous en fixez la hauteur à quatre-vingts pieds environ. Vous n’avez pas songé que notre flux et notre reflux ne viennent que de la terre qui, par son mouvement journalier, présente successivement tous ses méridiens à la lune, et que la lune, au contraire, lui présente toujours la même face.

Telles sont, monsieur, les réflexions critiques que j’ai faites sur ce que j’ai pu apprendre de votre Histoire naturelle. Je vous donne le conseil que je donnerais à un ami qui me consulterait, et j’espère que vous ne serez point fâché que la connaissance de votre ouvrage soit parvenue si tôt jusqu’à moi. Elle n’a pu qu’augmenter l’opinion que j’avais conçue de vos talents et de vos lumières, dont je suis depuis longtemps l’admirateur.

Vous me permettrez de ne pas signer autrement. Résolu de garder l’incognito, je ne puis mieux me confondre dans la foule.