Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/807

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tragédies ; et qu’un roman, dont le héros agirait conformément aux principes d’Helvétius, je dis à ceux qu’il expose, leur déplairait beaucoup. Ni nos idées, ni nos sentiments ne sont innés ; mais ils sont naturels, fondés sur la constitution de notre esprit et de notre âme, et sur nos rapports avec tout ce qui nous environne.

Je sais qu’il y a des hommes très-peu sensibles et qui sont en même temps honnêtes, tels que Hume, Fontenelle, etc. ; mais tous ont pour base de leur honnêteté la justice, et même un certain degré de honte. Aussi reproché-je bien moins à Helvétius d’avoir eu peu de sensibilité, que d’avoir cherché à la représenter comme un bêtise ridicule, ou comme un masque d’hypocrite ; de n’avoir parlé que d’exalter les passions, sans fixer la notion d’aucun devoir et sans établir aucun principe de justice.

Les honnêtes gens qui ne sont honnêtes que suivant les principes qu’il étale dans son livre sont certainement très-communs. Ce sont ceux que M. le chancelier[1] appelle des gens d’esprit.

J’oubliais encore l’affectation avec laquelle il vous raconte les plus grandes horreurs de toute espèce, les plus horribles barbaries, et toutes les infamies de la plus vile crapule, pour déclamer contre les moralistes hypocrites ou imbéciles qui en font, dit-il, l’objet de leurs prédications, sans voir que ce sont des effets nécessaires de telle ou telle législation donnée. À propos de tous leurs vices relatifs à la débauche, il s’étend avec complaisance sur les débauches des grands hommes, comme si ces grands hommes devaient l’être pour un philosophe… Qui a jamais douté que leur espèce de grandeur ne fût compatible avec tous les vices imaginables ? Sans doute un débauché, un escroc, un meurtrier, peut être un Schah-Nadir, un Cromwell, un cardinal de Richelieu ; mais est-ce là la destination de l’homme ? est-il désirable qu’il y ait de pareils hommes ? Partout Helvétius ne trouve de grand que les actions éclatantes ; ce n’est assurément point par cette façon de voir qu’on arrive à de justes idées sur la morale et le bonheur.

Je ne peux lui savoir gré de ses déclamations contre l’intolérance du clergé, ni contre le despotisme : 1o parce que je n’aime pas les déclamations ; 2o parce que je ne vois nulle part dans son livre que la question de l’intolérance soit traitée de manière à adoucir ni le clergé ni les princes, mais seulement de manière à les irriter ; 3o parce que dans ses déclamations contre le despotisme il confond toutes les idées, il a l’air d’être ennemi de tout gouvernement, et que partout encore il affecte de désigner la France, ce qui est la chose du monde la plus gauche, la plus propre à attirer sur soi l’éclat de la persécution qui ne fait pas grand mal à un homme riche, et à en faire tomber le poids réel sur beaucoup d’honnêtes gens de lettres qui reçoivent le fouet qu’Helvétius avait mérité ; tandis qu’après la comédie des Philosophes, à laquelle il avait presque seul fourni matière, il faisait sa cour à M. de Choiseul, protecteur de la pièce de Palissot, et l’engageait à lui faire l’honneur d’être parrain de son enfant.

Quand on veut attaquer l’intolérance et le despotisme, il faut d’abord se fonder sur des idées justes ; car les inquisiteurs ont intérêt d’être intolérants, et les vizirs et les sous-vizirs ont intérêt de maintenir tous les abus du gouvernement. Comme ils sont les plus forts, c’est leur donner raison que de se réduire à sonner le tocsin contre eux à tort et à travers. Je hais le despotisme autant qu’un autre ; mais ce n’est point par des déclamations

  1. Maupeou.