Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/816

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d’elle-même dans la science la plus intéressante de toutes, celle du bonheur public ; dans une science où la liberté de la presseront elle seule jouit, aurait dû lui donner sur toutes les autres nations de l’Europe un avantage prodigieux. Est-ce l’orgueil national qui vous a empêchés de mettre à profit cet avantage ? Est-ce parce que vous étiez un peu moins mal que les autres, que vous avez tourné toutes vos spéculations à vous persuader que vous étiez bien ? Est-ce l’esprit de parti, et l’envie de se faire un appui des opinions populaires, qui a retardé vos progrès, en portant vos politiques à traiter de vaine métaphysique toutes les spéculations qui tendent à établir des principes fixes sur les droits et, les vrais intérêts des individus et des nations ? Comment se fait-il que vous soyez à peu près le premier parmi vos gens de lettres qui ayez donné des notions justes de la liberté, et qui ayez fait sentir la fausseté de cette notion, rebattue par presque tous les écrivains républicains, que la liberté consiste à n’être soumis qu’aux lois, comme si un homme opprimé par une loi injuste était libre. Cela ne serait pas même vrai, quand on supposerait que toutes les lois sont l’ouvrage de la nation assemblée ; car enfin, l’individu a aussi ses droits, que la nation ne peut lui ôter que par la violence et par un usage illégitime de la force générale[1]. Quoique vous ayez eu égard à cette vérité, et que vous vous en soyez expliqué, peut-être méritait-elle que vous la développassiez avec plus d’étendue, vu le peu d’attention qu’y ont donné même les plus zélés partisans de la liberté.

C’est encore une chose étrange que ce ne soit pas en Angleterre une vérité triviale de dire qu’une nation ne peut jamais avoir droit de gouverner une autre nation ; et qu’un pareil gouvernement ne peut avoir d’autre fondement que la force, qui est aussi le fondement du brigandage et de la tyrannie ; que la tyrannie d’un peuple est de toutes les tyrannies la plus cruelle et la plus intolérable, celle qui laisse le moins de ressource à l’opprimé ; car enfin, un despote est arrêté par son propre intérêt ; il a le frein du remords, ou celui de l’opinion publique ; mais une multitude ne calcule rien, n’a jamais de remords, et se décerne à elle-même la gloire lorsqu’elle mérite le plus de honte[2].

Les événements sont pour la nation anglaise un terrible commentaire de votre livre. Depuis quelques mois ils se précipitent avec une rapidité très-accélérée. Le dénoûment est arrivé par rapporta l’Amérique. La voilà indépendante sans retour. Sera-t-elle libre et heureuse ? Ce peuple nouveau, situé si avantageusement pour donner au monde l’exemple d’une constitution où l’homme jouisse de tous ses droits, exerce librement toutes ses facultés, et ne soit gouverné que par la nature, la raison et la justice, saura-t-il former une pareille constitution ? Saura-t-il l’affermir sur ses fondements éternels, prévenir toutes les causes de division et de corruption, qui peuvent la miner peu à peu et la détruire ?

Je ne suis point content, je l’avoue, des constitutions qui ont été rédigées jusqu’à présent par les différents États américains : vous reprochez avec raison à celle de la Pensylvanie le serment religieux exigé pour avoir entrée dans le corps des représentants. C’est bien pis dans les autres ; il y en a plusieurs qui exigent par serment la croyance particulière de certains dogmes.

  1. Voyez la seconde Lettre sur la Tolérance, pages 681 et 686 de ce volume. (E. D.)
  2. Turgot ne pensait pas différemment en 1750. — Voyez le premier Discours en Sorbonne, pages 593 et 594 de ce volume. (E. D.)