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Copie de la réponse de Voltaire à M. l’abbé de L’Aage des Bournais, relatée dans la
lettre précédente. — 19 juin 1770, à Ferney.

Monsieur, une vieillesse très-décrépite et une longue maladie sont mon excuse de ne vous avoir pas remercié plus tôt de l’honneur et du plaisir que vous m’avez faits. J’ajoute à cette triste excuse l’avis que vous me donnâtes que vous alliez pour longtemps hors de Paris.

J’emploie les premiers moments de ma convalescence à relire encore votre ouvrage, et à vous dire combien j’en ai été content. Voilà la première traduction où il y ait de l’âme. Les autres pour la plupart sont aussi sèches qu’infidèles. Je vois dans la vôtre de l’enthousiasme et un style qui est à vous. Qui traduit ainsi méritera d’avoir bientôt des traducteurs. J’applaudis à votre mérite autant que je suis sensible à votre politesse.

J’ai l’honneur d’être, avec une estime respectueuse, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Voltaire.
Réponse de M. l’abbé de L’Aage des Bournais. — À …… juillet 1770.

Monsieur, M. Caillard m’a fait passer la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire à Paris ; elle m’a fait d’autant plus de plaisir, que je commençais à douter si mon paquet vous était parvenu. Je suis bien fâché que votre silence ait été occasionné par une maladie ; et personne ne ressent plus vivement que moi la joie que votre convalescence doit donner à tout homme qui pense.

Les éloges que vous daignez faire de mon travail sont bien propres à m’enorgueillir. Cependant il y a un point sur lequel j’avais besoin que votre avis m’éclairât, et dont vous ne me dites rien : je parle du genre d’harmonie que j’ai essayé de donner à ma traduction. Si j’en devais croire les choses flatteuses que vous avez la bonté de me dire, la contrainte à laquelle je me suis assujetti n’aurait fait perdre à mon style ni la correction, ni le naturel, ni même la chaleur. Ce serait beaucoup ; mais je n’ose adopter une idée aussi agréable. Je ne serais au contraire nullement étonné que les inversions, et tous les autres sacrifices que j’ai faits à l’harmonie, eussent choqué une oreille aussi délicate que la vôtre, dès qu’elle n’en a point été dédommagée par le rhythme dont j’ai voulu faire l’épreuve.

Je vous dis presque mon secret, monsieur, et je serais bien tenté de vous le dire tout à fait. La seule chose qui me retienne est la persuasion où je suis que, si vous ne l’avez pas deviné, c’est parce que je n’ai point atteint mon but. Mon oreille m’aura probablement fait illusion, et j’aurai pris une peine inutile. Je m’en consolerai, si cet effort m’a donné occasion d’acquérir un peu plus de connaissance que je n’en avais des ressources de ma langue, et quelque facilité à les mettre en usage. Je m’applaudirai surtout de ce qu’il m’a procuré l’avantage d’entrer en correspondance avec un grand homme, et la satisfaction d’en être loué. Qu’elle serait enivrante, si je pouvais ne la pas devoir à son indulgence et à sa politesse !

Je crains d’abuser de cette indulgence en vous priant encore de m’éclairer sur l’article qui fait le sujet de mon doute. Je pourrais trouver votre réponse à Paris, où je retournerai certainement au commencement d’août. Si j’étais le maître de ma marche et de mes moments, je vous demanderais la permission de prendre ma route par Ferney et d’aller apprendre auprès de vous à écrire et à penser.