Page:Véron - Mémoires d’un bourgeois de Paris, tome 1.djvu/287

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dace. À la fin de l’un de ces salons, en 1827 (on renouvelait alors les tableaux à mesure que l’exposition se prolongeait), j’exposai un tableau de Sardanapale. S’il est permis de comparer les petites choses aux grandes, ce fut mon Waterloo. J’avais eu quelques succès à ce salon, qui avait duré presque six mois : cette œuvre nouvelle, qui arrivait la dernière, souleva l’indignation feinte ou réelle de mes amis et de mes ennemis. Je devenais l’abomination de la peinture ; il fallait me refuser l’eau et le sel. M. Sosthène de La Rochefoucauld, alors chargé des beaux-arts, me fait venir. Je rêve déjà quelques grandes commandes, quelques vastes tableaux à exécuter. M. Sosthène fut poli, empressé et aimable ; il s’y prit avec douceur et comme il put pour me faire entendre que je ne pouvais décidément avoir raison contre tout le monde, et que, si je voulais avoir part aux faveurs du gouvernement, il fallait changer de manière. « Je ne pourrais, lui répondis-je, m’empêcher d’être de mon opinion, quand la terre et les étoiles seraient d’une opinion toute contraire. » Et comme il s’apprêtait à m’attaquer par le raisonnement, je lui fis un grand salut et je sortis de son cabinet. J’étais enchanté de moi-même, et, à partir de ce moment, mon Sardanapale me parut une œuvre supérieure, plus remarquable que je ne l’avais pensé. Les suites de cette conférence furent déplorables : pendant cinq ans, plus de commandes reçues, plus de tableaux achetés. Vous jugerez ce que fut pour moi ce chômage, alors que je me sentais capable de couvrir de peintures une ville entière. »