Page:Valéry - Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, 1919.djvu/19

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je me réveillais ; ma paresse se redressait contre l’idée des lectures désespérantes, des recensions infinies, des méthodes scrupuleuses qui préservent de la certitude. Je disais à mon ami que de savants hommes courent bien plus de risques que les autres, puisqu’ils font des paris et que nous restons hors du jeu ; et qu’ils ont deux manières de se tromper : la nôtre, qui est aisée, et la leur, laborieuse. Que s’ils ont le bonheur de nous rendre quelques événements, le nombre même des vérités matérielles rétablies met en danger la réalité que nous cherchons. Le vrai à l’état brut est plus faux que le faux. Les documents nous renseignent au hasard sur la règle et sur l’exception. Un chroniqueur, même, préfère de nous conserver les singularités de son époque. Mais tout ce qui est vrai d’une époque ou d’un personnage ne sert pas toujours à les mieux connaître. Nul n’est identique au total exact de ses apparences ; et qui d’entre nous n’a pas dit, ou qui n’a pas fait, quelque chose qui n’est pas sienne ? Tantôt l’imitation, tantôt le lapsus, — ou l’occasion, — ou la seule lassitude accumulée d’être précisément celui qu’on est, altèrent pour un moment celui-là même ; on nous croque pendant un dîner ; ce feuillet passe à la postérité, tout habitée d’érudits, et nous voilà jolis pour toute l’éternité littéraire. Un visage faisant la grimace, si on le photographie dans cet instant, c’est un document irrécusable. Mais montrez-le aux amis du saisi ; ils n’y reconnaissent personne.



J’avais bien d’autres sophismes à la discrétion de mes dégoûts, tant la répugnance à de longs labeurs est ingé-