Page:Valéry - Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, 1919.djvu/22

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empoisonnaient mes tentatives. Tous mes préceptes, trop présents et trop définis, étaient aussi trop universels pour me servir dans aucune circonstance. Il faut tant d’années pour que les vérités que l’on s’est faites deviennent notre chair même !

Ainsi, au lieu de trouver en moi ces conditions, ces obstacles comparables à des forces extérieures, qui permettent que l’on avance contre son premier mouvement, je m’y heurtais à des chicanes mal disposées ; et je me rendais à plaisir les choses plus difficiles qu’il eût dû sembler à de si jeunes regards qu’elles le fussent. Et je ne voyais de l’autre côté que velléités, possibilités, facilité dégoûtante : toute une richesse involontaire, vaine comme celle des rêves, remuant et mêlant l’infini des choses usées.

Si je commençais de jeter les dés sur un papier, je n’amenais que les mots témoins de l’impuissance de la pensée : génie, mystère, profond… attributs qui conviennent au néant, renseignent moins sur leur sujet que sur la personne qui parle. J’avais beau chercher à me leurrer, cette politique mentale était courte : je répondais si promptement par mes sentences impitoyables à mes naissantes propositions, que la somme de mes échanges, dans chaque instant, était nulle.

Pour comble de malheur, j’adorais confusément, mais passionnément, la précision ; je prétendais vaguement à la conduite de mes pensées.

Je sentais, certes, qu’il faut bien, et de toute nécessité, que notre esprit compte sur ses hasards : fait pour l’imprévu, il le donne, il le reçoit ; ses attentes expresses sont sans effets directs, et ses opérations volontaires ou régulières ne sont utiles qu’après coup, — comme dans