Page:Valéry - Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, 1919.djvu/28

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gonistes, une transfiguration en bêtes, — cela semble n’exciter en lui que répugnance et que dédain…

Son jugement sur la mort, il faut le tirer d’un texte assez court, — mais texte d’une plénitude et d’une simplicité antiques, qui devait peut-être prendre place dans le préambule d’un Traité, jamais achevé, du Corps Humain.

Cet homme, qui a disséqué dix cadavres pour suivre le trajet de quelques veines, songe : l’organisation de notre corps est une telle merveille que l’âme, quoique chose divine, ne se sépare qu’avec les plus grandes peines de ce corps qu’elle habitait. — Et je crois bien, dit Léonard, que ses larmes et sa douleur ne sont pas sans raison

N’allons pas approfondir l’espèce de doute chargé de sens qui est dans ces mots. Il suffit de considérer l’ombre énorme ici projetée par quelque idée en formation : la mort, interprétée comme un désastre pour l’âme ; la mort du corps, diminution de cette chose divine ! La mort, atteignant l’âme jusqu’aux larmes, et dans son œuvre la plus chère, par la destruction d’une telle architecture qu’elle s’était faite pour y habiter !

Je ne tiens pas à déduire de ces réticentes paroles une métaphysique selon Léonard ; mais je me laisse aller à un rapprochement assez facile, puisqu’il se fait de soi dans ma pensée. Pour un tel amateur d’organismes, le corps n’est pas une guenille toute méprisable ; ce corps a trop de propriétés, il résout trop de problèmes, il possède trop de fonctions et de ressources pour ne pas répondre à quelque exigence transcendante, assez puissante pour le construire, pas assez puissante pour se passer de sa complication. Il est œuvre et instrument de quelqu’un qui a besoin de lui, qui ne le rejette pas volontiers, qui le