Page:Valéry - Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, 1919.djvu/35

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des phases ineffables, — car il n’est point de noms pour des choses parmi lesquelles on est bien seul.

Comme la perfide musique compose les libertés du sommeil avec la suite et l’enchaînement de l’extrême attention, et fait la synthèse d’êtres intimes momentanés, ainsi les fluctuations de l’équilibre psychique donnent à percevoir des modes aberrants de l’existence. Nous portons en nous des formes de la sensibilité qui ne peuvent pas réussir, mais qui peuvent naître. Ce sont des instants dérobés à la critique implacable de la durée ; ils ne résistent pas au fonctionnement complet de notre être : ou nous périssons, ou ils se dissolvent. Mais ce sont des monstres pleins de leçons que ces monstres de l’entendement, et que ces états de passage, — espaces dans lesquels la continuité, la connexion, la mobilité connues sont altérées ; empires où la lumière est associée à la douleur ; champs de forces où les craintes et les désirs orientés nous assignent d’étranges circuits ; matière qui est faite de temps ; abîmes littéralement d’horreur, ou d’amour, ou de quiétude ; régions bizarrement soudées à elles-mêmes, domaines non-archimédiens qui défient le mouvement ; sites perpétuels dans un éclair ; surfaces qui se creusent, conjuguées à notre nausée, infléchies sous nos moindres intentions… On ne peut pas dire qu’ils sont réels ; on ne peut pas dire qu’ils ne le sont pas. Qui ne les a pas traversés ne connaît pas le prix de la lumière naturelle et du milieu le plus banal ; il ne connaît pas la véritable fragilité du monde, qui ne se rapporte pas à l’alternative de l’être et du non-être ; ce serait trop simple ! — L’étonnement, ce n’est pas que les choses soient ; c’est qu’elles soient telles, et non telles autres. La figure de ce monde fait partie d’une famille de figures dont nous pos-