Page:Valéry - Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, 1919.djvu/41

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Tout, d’ailleurs, la fait convenir qu’elle est un simple événement ; qu’il lui faut figurer, avec tous les accidents du monde, dans les statistiques et dans les tables ; qu’elle a commencé par une chance séminale, et dans un incident microscopique ; qu’elle a couru des milliards de risques ; été façonnée par une quantité de rencontres, et qu’elle est en somme, tout admirable, toute volontaire, tout accusée et étincelante qu’elle puisse être, l’effet d’un incalculable désordre.

Chaque personne étant un « jeu de la nature », jeu de l’amour et du hasard, la plus belle intention, et même la plus savante pensée de cette créature toujours improvisée, se sentent inévitablement de leur origine. Son acte est toujours relatif, ses chefs-d’œuvre sont casuels. Elle pense périssable, elle pense individuel, elle pense par raccrocs ; et elle ramasse le meilleur de ses idées dans des occasions fortuites et secrètes qu’elle se garde d’avouer. — Et d’ailleurs, elle n’est pas sûre d’être positivement quelqu’un ; elle se déguise et se nie plus facilement qu’elle ne s’affirme. Tirant de sa propre inconsistance quelques ressources et beaucoup de vanité, elle met dans les fictions son activité favorite. Elle vit de romans, elle épouse sérieusement mille personnages. Son héros n’est jamais soi-même… Enfin, les neuf dixièmes de sa durée se passent dans ce qui n’est pas encore, dans ce qui n’est plus, dans ce qui ne peut pas être ; tellement que notre véritable présent a neuf chances sur dix de n’être jamais.



Mais chaque vie si particulière possède toutefois, à la