Page:Vallès - Le Bachelier.djvu/22

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peau olivâtre, les mains comme du citron, et les cheveux comme du bitume.

Avec cette tournure de sauvage, une timidité terrible, qui me rend malheureux et gauche. Chaque fois que je suis regardé en face par qui est plus vieux, plus riche ou plus faible que moi ; quand les gens qui me parlent ne sont pas de ceux avec qui je puis me battre et dont je boucherais l’ironie à coups de poing, j’ai des peurs d’enfant et des embarras de jeune fille.

Ma brave femme de mère m’a si souvent dit que j’étais laid à partir du nez et que j’étais empoté et maladroit (je ne savais pas même faire des 8 en arrosant), que j’ai la défiance de moi-même vis-à-vis de quiconque n’est pas homme de collège, professeur ou copain.

Je me crois inférieur à tous ceux qui passent et je ne suis sûr que de mon courage.


J’ai de quoi manger avec des provisions de ma mère. Je ne toucherai pas à mes vingt-quatre sous.

La soif m’ayant pris, je me suis glissé dans le buffet, et derrière les voyageurs, j’ai tiré à moi une carafe, j’ai rempli mon gobelet de cuir. Je l’achetai au temps où je voulais être marin, aventurier, découvreur d’îles.

Il me faut bien de l’énergie pour sauter au cou de cette carafe et voler son eau. Il me semble que je suis un de ces pauvres qui tendent la main vers une écuelle, aux portes des villages.

Je m’étrangle à boire, mon cœur s’étrangle aussi. Il y a là un geste qui m’humilie.