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PREFACE DES TRADUCTEURS

laissé aller tout à la dérive ; on a interverti toutes les notions. La critique se permet tout, et l’art n’ose plus rien. Cependant, il est incontestable que le propre de la critique est d’examiner avec soin, et de se prononcer avec tranquillité, comme le propre de l’art est de concevoir avec hardiesse, et de travailler avec indépendance. Or, cette indépendance est-elle possible au milieu de tous les blasphèmes et de toutes les usurpations d’une critique extravagante, qui croit faire acte de haute judiciaire et de profonde sagacité, en courant après les aperçus les plus inattendus et les plus bizarres paradoxes ? Quand on pense qu’on a dit, à propos des œuvres de Michel-Ange : « n’est-ce que cela ? » sous quelle impression prétend-on placer la jeunesse qui s’essaie pour l’avenir ? Mais il faut se rappeler que ces mêmes hommes, qui professent ce sublime dédain pour les œuvres les plus durables et les plus fortes, sont heureusement ceux-là même qui soutiennent de leur engouement les produits les plus abâtardis et les plus frêles de la mode. Au reste, si nous insistons là-dessus, c’est que nous ne savons pas nous peu soucier du résultat final ; c’est qu’en s’en occupant ainsi on arrive à désaffectionner le public pour l’art, surtout dans un temps et dans un pays où le sentiment n’est pas très vif ; car en France, pourquoi ne pas l’avouer ? On a toujours plus senti l’art par la tête et l’examen, que par l’âme et l’entraînement. Le talent particulier de nos maîtres en est une preuve suffisante. Chez nous, on a toujours plutôt abordé les arts avec le calcul et la recherche, qu’avec l’abandon et la confiance, soit que cela tienne au caractère de notre nation, ou à l’époque où nos écoles se sont fondées, c’est-à-dire au siècle des académies, des prescriptions étroites et des règles immuables, quand l’art italien avait déjà couru, sans avertir le nôtre, trois siècles d’abondance et de verve. De façon qu’à partir de Simon Vouet jusqu’à David, tous nos maîtres ne sont, en définitive, que les élèves des Carraches et des académies de la décadence. Si cela est vrai, comme nous n’en doutons point, et si, à cause de la position spéciale de l’école française, nous sommes appelés à faire œuvre de réflexion, dans notre peinture, devant un public qui nous