Page:Verne - De la Terre à la lune.djvu/62

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
58
de la terre à la lune.

en un mot, « sa mise en train », voilà ce qui le passionnait au plus haut degré.

Plus d’un an allait s’écouler entre le commencement des travaux et leur achèvement ; mais ce laps de temps ne devait pas être vide d’émotions ; l’emplacement à choisir pour le forage, la construction du moule, la fonte de la Columbiad, son chargement très-périlleux, c’était là plus qu’il ne fallait pour exciter la curiosité publique. Le projectile, une fois lancé, échapperait aux regards en quelques dixièmes de seconde ; puis, ce qu’il deviendrait, comme il se comporterait dans l’espace, de quelle façon il atteindrait la Lune, c’est ce qu’un petit nombre de privilégiés verraient seuls de leurs propres yeux. Ainsi donc, les préparatifs de l’expérience, les détails précis de l’exécution en constituaient alors le véritable intérêt.

Cependant, l’attrait purement scientifique de l’entreprise fut tout d’un coup surexcité par un incident.

On sait quelles nombreuses légions d’admirateurs et d’amis le projet Barbicane avait ralliées à son auteur. Pourtant, si honorable, si extraordinaire qu’elle fût, cette majorité ne devait pas être l’unanimité. Un seul homme, un seul dans tous les États de l’Union, protesta contre la tentative du Gun-Club ; il l’attaqua avec violence, à chaque occasion ; et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut plus sensible à cette opposition d’un seul qu’aux applaudissements de tous les autres.

Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d’où venait cette inimitié solitaire, pourquoi elle était personnelle et d’ancienne date, enfin dans quelle rivalité d’amour-propre elle avait pris naissance.

Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l’avait jamais vu. Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement entraîné de fâcheuses conséquences. Ce rival était un savant comme Barbicane, une nature fière, audacieuse, convaincue, violente, un pur Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Il habitait Philadelphie.

Personne n’ignore la lutte curieuse qui s’établit pendant la guerre fédérale entre le projectile et la cuirasse des navires blindés ; celui-là destiné à percer celle-ci ; celle-ci décidée à ne point se laisser percer. De là une transformation radicale de la marine dans les États des deux continents. Le boulet et la plaque luttèrent avec un acharnement sans exemple, l’un grossissant, l’autre s’épaississant dans une proportion constante. Les navires, armés de pièces formidables, marchaient au feu sous l’abri de leur invulnérable carapace. Les Merrimac, les Monitor, les Ram-Tennessee, les Weehawken[1] lançaient des projectiles énormes, après s’être cuirassés contre

  1. Navires de la marine américaine.