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descendre cette route, se glisser jusqu’au mur de Maison-Close, ouvrir la barrière de la petite cour, qui n’était fermée que par un loquet, et frapper à la porte, d’une façon qui devait être un signal de reconnaissance.

La porte s’ouvrit et se referma aussitôt. Les deux visiteurs entrèrent dans la première chambre de droite, éclairée par une veilleuse, dont la faible lumière ne pouvait filtrer à l’extérieur.

La femme ne laissa paraître aucune surprise à l’arrivée de ces deux hommes. Ils la pressèrent dans leurs bras, ils l’embrassèrent au front avec une affection toute filiale.

C’étaient Jean et Joann. Cette femme était leur mère, Bridget Morgaz.

Douze années avant, après l’expulsion de Simon Morgaz, chassé par la population de Chambly, personne n’avait mis en doute que cette misérable famille eût quitté le Canada pour s’expatrier soit dans quelque province de l’Amérique du Nord ou du Sud, soit même dans une lointaine contrée de l’Europe. La somme touchée par le traître devait lui permettre de vivre avec une certaine aisance, partout où il lui conviendrait de se retirer. Et alors, en prenant un faux nom, il échapperait au mépris qui l’eût poursuivi dans le monde entier.

On ne l’ignore pas, les choses ne s’étaient point passées ainsi. Un soir, Simon Morgaz s’était fait justice, et nul ne se serait douté que son corps reposait en quelque endroit perdu sur la rive septentrionale du lac Ontario.

Bridget Morgaz, Jean et Joann avaient compris toute l’horreur de leur situation. Si la mère et les fils étaient innocents du crime de l’époux et du père, les préjugés sont tels qu’ils n’eussent trouvé nulle part ni pitié ni pardon. En Canada, aussi bien qu’en n’importe quel point du monde, leur nom serait l’objet d’une réprobation unanime. Ils résolurent de renoncer à ce nom, sans même songer à en prendre un autre. Qu’en avaient-ils besoin, ces misérables, pour lesquels la vie ne pouvait plus avoir que des hontes !

Pourtant, la mère et les fils ne s’expatrièrent pas immédiatement.