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nouvelle n’avait point encore pénétré, du moins, dans la solitude de Maison-Close. Jean n’en voulut rien dire à sa mère. À quoi bon lui ajouter ce surcroît de douleurs ? Et, d’ailleurs, Bridget avait-elle besoin de le savoir pour craindre de ne plus jamais revoir son fils ?

L’instant de se séparer était venu.

« Où vas-tu, Joann ? demanda Bridget.

— Dans les paroisses du sud, répondit le jeune prêtre. Là, j’attendrai que le moment arrive de rejoindre mon frère, lorsqu’il se sera mis à la tête des patriotes canadiens.

— Et toi, Jean ?…

— Je me rends à la ferme de Chipogan, dans le comté de Laprairie, répondit Jean. C’est là que je dois retrouver mes compagnons et prendre nos dernières mesures… au milieu de ces joies de famille qui nous sont refusées, ma mère ! Ces braves gens m’ont accueilli comme un fils !… Ils donneraient leur vie pour la mienne !… Et, pourtant, s’ils apprenaient qui je suis, quel nom je porte !… Ah ! misérables que nous sommes, dont le contact est une souillure !… Mais ils ne sauront pas… ni eux… ni personne ! »

Jean était retombé sur une chaise, la tête dans ses mains, écrasé sous un poids qu’il sentait plus pesant chaque jour.

« Relève-toi ! frère, dit Joann. Ceci, c’est l’expiation !… Sois assez fort pour souffrir !… Relève-toi et partons !

— Où vous reverrai-je, mes fils ? demanda Bridget.

— Ce ne sera plus ici, ma mère, répondit Jean. Si nous triomphons, nous quitterons tous trois ce pays… Nous irons loin… là où personne ne pourra nous reconnaître ! Si nous rendons son indépendance au Canada, que jamais il n’apprenne qu’il la doit aux fils d’un Simon Morgaz ! Non !… jamais !…

— Et si tout est perdu ?… reprit Bridget.

— Alors, ma mère, nous ne nous reverrons ni dans ce pays ni dans aucun autre. Nous serons morts ! »

Les deux frères se jetèrent une dernière fois dans les bras de Bridget. La porte s’ouvrit et se referma.