Page:Verne - Famille-sans-nom, Hetzel, 1889.djvu/359

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n’osait rompre. Il se reprochait d’avoir cédé aux instances de son frère, d’être parti à sa place. Tous les dangers de cette substitution lui apparaissaient en ce moment avec une netteté qui l’épouvantait. Il se disait que, quelques heures plus tard, le jour venu, on entrerait dans la cellule, l’évasion serait découverte, les mauvais traitements accableraient Joann, en attendant que la mort, peut-être, vînt le punir de son héroïque sacrifice !

À cette pensée, Jean se sentait pris d’un irrésistible désir de revenir sur ses pas. Mais non ! Il fallait qu’il se hâtât de rejoindre les patriotes à l’île Navy, qu’il recommençât la campagne insurrectionnelle en se jetant sur le fort Frontenac, afin de délivrer son frère. Et, pour cela, pas un moment à perdre.

Jean coupa obliquement la grève, contourna la rive du lac, au pied de l’enceinte palissadée, et se dirigea vers le bois où Lionel devait l’attendre.

Le blizzard était alors dans toute sa violence. Les glaces, accumulées sur les bords de l’Ontario, s’entre-choquaient comme les icebergs d’une mer arctique. Une neige aveuglante passait en épais tourbillons.

Jean, perdu dans le remous de ces rafales, ne sachant plus s’il était sur la surface durcie du lac ou sur la grève, cherchait à s’orienter en marchant vers les massifs du bois qu’il distinguait à peine au milieu de l’obscurité.

Cependant, il arriva, après avoir employé près d’une demi-heure à faire un demi-mille.

Évidemment, Lionel n’avait pu l’apercevoir, car il se fût certainement porté au-devant de lui.

Jean se glissa donc entre les arbres, inquiet de ne pas trouver le jeune clerc à l’endroit convenu, ne voulant pas l’appeler par son nom, de peur de le compromettre, au cas où il serait entendu de quelque pêcheur attardé.

Alors, les deux derniers vers de la ballade du jeune poète lui revinrent à la mémoire, — ceux qu’il lui avait récités à la ferme de