Page:Verne - Famille-sans-nom, Hetzel, 1889.djvu/39

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rible concours de circonstances… Il se justifierait un jour… Il était innocent !

Quand aux deux fils, peut-être eût-on pu observer quelque différence dans leur attitude vis-à-vis du chef de la famille. L’aîné, Joann, se tenait le plus souvent à l’écart, n’osant même penser à l’opprobre, infligé désormais au nom de Morgaz. Les arguments pour ou contre qui se présentaient à son esprit, il les repoussait pour ne point avoir à les approfondir. Il ne voulait pas juger son père, tant il craignait que son jugement fût contre lui. Il fermait les yeux, il se taisait, il s’éloignait lorsque sa mère et son frère plaidaient en sa faveur… Évidemment, le malheureux enfant redoutait de trouver coupable l’homme dont il était le fils.

Jean, au contraire, avait une attitude toute différente. Il croyait à l’innocence du complice de Walter Hodge, de Farran et de Clerc, bien que tant de présomptions s’élevassent pour l’accabler. Plus impétueux que Joann, moins maître de son jugement, il se laissait emporter à ses instincts d’affection filiale. Il se retenait à ce lien du sang que la nature rend si difficile à rompre. Il voulait défendre son père publiquement. Lorsqu’il entendait les propos tenus sur le compte de Simon Morgaz, il sentait son cœur bondir, et il fallait que sa mère l’empêchât de se livrer à quelque éclat. L’infortunée famille vivait ainsi à Verchères, sous un nom supposé, dans une profonde misère matérielle et morale. Et on ne sait à quels excès la population de cette bourgade se fût livrée contre elle, si son passé eût été divulgué par hasard.

Ainsi donc, en tout le Canada, dans les villes comme dans les infimes villages, le nom de Simon Morgaz était devenu la plus infamante des qualifications. On l’accolait couramment à celui de Judas, et plus spécialement aux noms de Black et de Denis de Vitré, depuis longtemps déjà les équivalents du mot traître dans la langue franco-canadienne.

Oui ! en 1759, ce Denis de Vitré, un Français, avait eu l’infamie de piloter la flotte anglaise devant Québec et d’arracher cette capitale