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C’était un jeune homme de vingt-cinq ans à peine. Sa taille élancée, sa physionomie énergique, son corps vigoureux, son regard résolu, ses traits virils, son front haut, encadré de cheveux noirs, en faisaient un type accompli de la race franco-canadienne. Quel était-il ? D’où venait-il ? Maître Nick, qui connaissait tout le monde, ne le connaissait pas, il ne l’avait jamais vu. Toutefois, à l’examiner avec quelque attention, il lui parut que ce jeune homme, encore si peu avancé dans la vie, avait dû passer par les plus dures épreuves et s’être élevé à l’école du malheur.

Que cet inconnu appartînt au parti qui luttait pour l’indépendance nationale, cela se devinait rien qu’à son costume. Vêtu à peu près comme ces intrépides aventuriers auxquels on donne encore le nom de « coureurs des bois, » il portait sur sa tête la « tuque » bleue, et ses vêtements — une sorte de capot, croisé sur la poitrine, une culotte d’un rude tissu grisâtre, serrée à la taille par une ceinture rouge — étaient uniquement en « étoffe du pays ».

Qu’on ne l’oublie pas, l’emploi de ces étoffes indigènes équivalait à une protestation politique, puisqu’il excluait les produits manufacturés, importés d’Angleterre. C’était une des mille manières de braver l’autorité métropolitaine, et l’exemple venait de loin d’ailleurs.

En effet, cent cinquante ans avant, les Bostoniens n’avaient-ils pas proscrit l’usage du thé en haine de la Grande-Bretagne ? Et de même qu’il n’y eut que les loyalistes d’alors à en faire usage, les Canadiens d’aujourd’hui s’interdisaient les tissus fabriqués dans le Royaume-Uni. Quand à maître Nick, en sa qualité de neutre, il portait un pantalon de provenance canadienne et une redingote de provenance anglaise. Mais, dans le vêtement patriotique de Lionel, il n’entrait pas un seul bout de fil qui n’eût été filé en deçà de l’Atlantique.

Cependant le stage roulait assez rapidement sur le sol cahoteux des plaines qui se développent à travers l’île Montréal jusqu’au cours intermédiaire du Saint-Laurent. Mais que le temps paraissait long à maître Nick, si loquace de son naturel ! Or, comme le jeune homme ne semblait pas disposé à prendre la parole, il dut se rabattre