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l’enfermait étroitement dans son cœur. Et, lorsque son père la voyait s’éloigner à travers les allées du parc, s’y promener toute pensive, il ne pouvait se douter qu’elle rêvait du jeune patriote qui symbolisait à ses yeux la révolution canadienne.

Parmi les amis politiques, le plus souvent réunis à la villa Montcalm, se rencontraient dans une complète intimité quelques-uns de ceux dont les parents avaient pris part avec M. de Vaudreuil au funeste complot de 1825.

Au nombre de ces amis, il convient de citer André Farran et William Clerc, dont les frères, Robert et François, étaient montés sur l’échafaud, le 28 septembre 1825 ; puis, Vincent Hodge, fils de Walter Hodge, le patriote américain, mort pour la cause du Canada, après avoir été livré avec ses compagnons par Simon Morgaz. En même temps qu’eux, un avocat de Québec, le député Sébastien Gramont — celui-là même dans la maison duquel la présence de Jean-Sans-Nom avait été faussement signalée à l’agence Rip — venait quelquefois aussi chez M. de Vaudreuil.

Le plus ardent contre les oppresseurs était certainement Vincent Hodge, alors âgé de trente-deux ans. De sang américain par son père, il était de sang français par sa mère, morte de douleur, peu de temps après le supplice de son mari. Vincent Hodge n’avait pu vivre près de Clary, sans s’être laissé aller à l’admirer d’abord, à l’aimer ensuite, — ce qui n’était point pour déplaire à M. de Vaudreuil. Vincent Hodge était un homme distingué, d’abord sympathique, de tournure agréable, quoiqu’il eût l’allure décidée du Yankee des frontières. Pour la sûreté des sentiments, la solidité des affections, le courage à toute épreuve, Clary de Vaudreuil n’eût pu choisir un mari plus digne d’elle. Mais la jeune fille n’avait même pas remarqué la recherche dont elle était l’objet. Entre Vincent Hodge et elle, il ne pouvait y avoir qu’un lien, — celui du patriotisme. Elle appréciait ses qualités : elle ne pouvait l’aimer. Sa vie, ses pensées, ses aspirations appartenaient à un autre, à l’inconnu qu’elle attendait et qui apparaîtrait un jour.