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quarantième ascension française.

ciable. Les parois verticales de ces crevasses ont une couleur glauque et incertaine, trop séduisante à l’œil ; quand, en s’approchant avec précaution, on parvient à pénétrer du regard leurs profondeurs mystérieuses, on se sent attiré vers elles avec violence, et rien ne semble plus naturel que d’y aller faire un tour.

On s’avance lentement, tantôt en contournant les crevasses, tantôt en les traversant avec une échelle, ou bien sur des ponts de neige d’une solidité problématique. C’est alors que la corde joue son rôle. On la tend pendant le passage dangereux ; si le pont de neige vient à manquer, guide ou voyageur reste suspendu au-dessus de l’abîme. On le retire et il en est quitte pour quelques contusions. Parfois, si la crevasse est très-large, mais peu profonde, on descend au fond pour remonter de l’autre côté. Dans ce cas, la taille des marches dans la glace est nécessaire, et les deux guides de tête, armés d’un « piolet », espèce de hache ou plutôt d’herminette, se livrent à ce travail pénible et périlleux.

Une circonstance particulière rend l’entrée des Bossons dangereuse. On prend le glacier au pied de l’aiguille du Midi et en face d’un couloir où passent souvent des avalanches de pierres. Ce couloir a environ 200 mètres de largeur. Il faut le traverser promptement, et, pendant le trajet, l’un des guides fait la faction pour vous avertir du danger s’il se présente.

En 1869, un guide fut tué à cette place, et son corps, lancé dans le vide par la chute d’une pierre, alla se briser sur les rochers à 300 mètres plus bas.

Nous étions prévenus ; aussi hâtons-nous notre marche autant que notre inexpérience nous le permet ; mais au sortir de cette zone dangereuse, une autre nous attend qui ne l’est pas moins. Il s’agit de la région des séracs, immenses blocs de glace dont la formation n’est pas bien expliquée. Ces séracs sont généralement disposés au bord d’un plateau et menacent toute la vallée qui se trouve au-dessous d’eux. Un simple mouvement du glacier ou même une légère vibration de l’atmosphère peut déterminer leur chute et occasionner les plus graves accidents.

« Messieurs, ici du silence, et passons vite. »

Ces paroles, prononcées d’un ton brutal par l’un des guides, font cesser nos conversations. Nous passons vite et en silence. Enfin, d’émotion en émotion, nous arrivons à ce qu’on appelle la Jonction, que l’on pourrait nommer plus justement la Séparation violente, par la montagne de la Côte, des glaciers des Bossons et de Tacconay. À cet endroit, la scène prend un caractère indescriptible : crevasses aux couleurs chatoyantes, aiguilles de glace aux formes élancées, séracs suspendus et percés à jour, petits lacs d’un vert glauque, forment un chaos qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Joignez à cela le grondement