Page:Verne - Le Docteur Ox.djvu/52

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Ces réunions paisibles, dans lesquelles les jeunes gens et les jeunes filles trouvaient un plaisir honnête et modéré, n’avaient jamais amené d’éclat fâcheux. Pourquoi donc, ce soir-là, chez le banquier Collaert, les sirops semblèrent-ils se transformer en vins capiteux, en Champagne pétillant, en punchs incendiaires ? Pourquoi, vers le milieu de la fête, une sorte d’ivresse inexplicable gagna-t-elle tous les invités ? Pourquoi le menuet dériva-t-il en saltarelle ? Pourquoi les musiciens de l’orchestre pressèrent-ils la mesure ? Pourquoi, ainsi qu’au théâtre, les bougies brillèrent-elles d’un éclat inaccoutumé ? Quel courant électrique envahit les salons du banquier ? D’où vint que les couples se rapprochèrent, que les mains se pressèrent dans une étreinte plus convulsive, que des « cavaliers seuls » se signalèrent par quelques pas hasardés, pendant cette pastourelle autrefois si grave, si solennelle, si majestueuse, si comme il faut !

Hélas ! quel Œdipe aurait pu répondre à toutes ces insolubles questions ? Le commissaire Passauf, présent à la soirée, voyait bien l’orage venir, mais il ne pouvait le dominer, il ne pouvait le fuir, et il sentait comme une ivresse lui monter au cerveau. Toutes ses facultés physiologiques et passionnelles s’accroissaient. On le vit, à plusieurs reprises, se jeter sur les sucreries et dévaliser les plateaux, comme s’il fût sorti d’une longue diète.

Pendant ce temps, l’animation du bal s’augmentait. Un long murmure, comme un bourdonnement sourd, s’échappait de toutes les poitrines. On dansait, on dansait véritablement. Les pieds s’agitaient avec une frénésie croissante. Les figures s’empourpraient comme des faces de Silène. Les yeux brillaient comme des escarboucles. La fermentation générale était portée au plus haut degré.

Et quand l’orchestre entonna la valse du Freyschütz, lorsque cette valse, si allemande et d’un mouvement si lent, fut attaquée à bras déchaînés par les gagistes, ah ! ce ne fut plus une valse, ce fut un tourbillon insensé, une rotation vertigineuse, une giration digne d’être conduite par quelque Méphistophélès, battant la mesure avec un tison ardent ! Puis un galop, un galop infernal, pendant une heure, sans qu’on pût le détourner, sans qu’on pût le suspendre, entraîna dans ses replis à travers les salles, les salons, les antichambres, par les escaliers, de la cave au grenier de l’opulente demeure, les jeunes gens, les jeunes filles, les pères, les mères, les individus de tout âge, de tout poids, de tout sexe, et le gros banquier Collaert, et Mme  Collaert, et les conseillers, et les magistrats, et le grand juge, et Niklausse, et Mme  van Tricasse, et le bourgmestre van Tricasse, et le commissaire Passauf lui-même, qui ne put jamais se rappeler celle qui fut sa valseuse pendant cette nuit d’ivresse.