Page:Verne - Les Enfants du capitaine Grant.djvu/136

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chés, poussaient çà et là. Jusqu’alors une certaine humidité conservée dans l’argile de la prairie entretenait les pâturages ; le tapis d’herbe était épais et luxueux ; mais alors, sa moquette, usée par places, arrachée en maint endroit, laissait voir la trame et étalait aux regards la misère du sol. Ces symptômes d’une croissante sécheresse ne pouvaient être méconnus, et Thalcave les fit remarquer.

« Je ne suis pas fâché de ce changement, dit Tom Austin, toujours de l’herbe, toujours de l’herbe, cela devient écœurant à la longue.

— Oui, mais toujours de l’herbe, toujours de l’eau, répondit le major.

— Oh ! nous ne sommes pas à court, dit Wilson, et nous trouverons bien quelque rivière sur notre route. »

Si Paganel avait entendu cette réponse, il n’eût pas manqué de dire que les rivières étaient rares entre le Colorado et les sierras de la province Argentine ; mais en ce moment il expliquait à Glenarvan un fait sur lequel celui-ci venait d’attirer son attention.

Depuis quelque temps, l’atmosphère semblait être imprégnée d’une odeur de fumée. Cependant, nul feu n’était visible à l’horizon ; nulle fumée ne trahissait un incendie éloigné. On ne pouvait donc assigner à ce phénomène une cause naturelle. Bientôt cette odeur d’herbe brûlée devint si forte qu’elle étonna les voyageurs, moins Paganel et Thalcave. Le géographe, que l’explication d’un fait quelconque ne pouvait embarrasser, fit à ses amis la réponse suivante :

« Nous ne voyons pas le feu, dit-il, et nous sentons la fumée. Or, pas de fumée sans feu, et le proverbe est vrai en Amérique comme en Europe. Il y a donc un feu quelque part. Seulement, ces Pampas sont si unies que rien n’y gêne les courants de l’atmosphère, et on y sent souvent l’odeur d’herbes qui brûlent à une distance de près de soixante-quinze milles[1].

— Soixante-quinze milles ? répliqua le major d’un ton peu convaincu.

— Tout autant, affirma Paganel. Mais j’ajoute que ces conflagrations se propagent sur une grande échelle et atteignent souvent un développement considérable.

— Qui met le feu aux prairies ? demanda Robert.

— Quelquefois la foudre, quand l’herbe est desséchée par les chaleurs ; quelquefois aussi la main des Indiens.

— Et dans quel but ?

— Ils prétendent, — je ne sais jusqu’à quel point cette prétention est fondée, — qu’après un incendie des Pampas les graminées y poussent mieux. Ce serait alors un moyen de revivifier le sol par l’action des cendres. Pour

  1. Trente lieues.