Page:Verne - Les Enfants du capitaine Grant.djvu/86

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

aux envahissantes entreprises du Chili, et leur drapeau indépendant, — une étoile blanche sur champ d’azur, — flotte encore au sommet de la colline fortifiée qui protège la ville.

Tandis que l’on préparait le souper, Glenarvan, Paganel et le catapaz se promenèrent entre les maisons coiffées de chaumes. Sauf une église, et les restes d’un couvent de Franciscains, Arauco n’offrait rien de curieux. Glenarvan tenta de recueillir quelques renseignements qui n’aboutirent pas. Paganel était désespéré de ne pouvoir se faire comprendre des habitants ; mais, puisque ceux-ci parlaient l’araucanien, — une langue mère dont l’usage est général jusqu’au détroit de Magellan, — l’espagnol de Paganel lui servait autant que de l’hébreu. Il occupa donc ses yeux à défaut de ses oreilles, et, somme toute, il éprouva une vraie joie de savant à observer les divers types de la race molouche qui posaient devant lui. Les hommes avaient une taille élevée, le visage plat, le teint cuivré, le menton épilé, l’œil méfiant, la tête large et perdue dans une longue chevelure noire. Ils paraissaient voués à cette fainéantise spéciale des gens de guerre qui ne savent que faire en temps de paix. Leurs femmes, misérables et courageuses, s’employaient aux travaux pénibles du ménage, pansaient les chevaux, nettoyaient les armes, labouraient, chassaient pour leurs maîtres, et trouvaient encore le temps de fabriquer ces punchos bleu-turquoise qui demandent deux années de travail, et dont le moindre prix atteint cent dollars[1].

En résumé, ces Molouches forment un peuple peu intéressant et de mœurs assez sauvages. Ils ont à peu près tous les vices humains, contre une seule vertu, l’amour de l’indépendance.

« De vrais Spartiates, » répétait Paganel, quand, sa promenade terminée, il vint prendre place au repas du soir.

Le digne savant exagérait, et on le comprit encore moins quand il ajouta que son cœur de Français battait fort pendant sa visite à la ville d’Arauco. Lorsque le major lui demanda la raison de ce « battement » inattendu, il répondit que son émotion était bien naturelle, puisqu’un de ses compatriotes occupait naguère le trône d’Araucanie. Le major le pria de vouloir bien faire connaître le nom de ce souverain. Jacques Paganel nomma fièrement le brave M. de Tonneins, un excellent homme, ancien avoué de Périgueux, un peu trop barbu, et qui avait subi ce que les rois détrônés appellent volontiers « l’ingratitude de leurs sujets. » Le major ayant légèrement souri à l’idée d’un ancien avoué chassé du trône, Paganel répondit fort sérieusement qu’il était peut-être plus facile à un avoué de

  1. 500 francs.