Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/200

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de la lutte. Je ne peux pas, cependant, être l’esclave de ces gens-là !

— Évidemment… évidemment, reconnut le Kaw-djer d’un ton conciliant.

Oui, il y avait cela aussi — l’amour-propre — pour semer la discorde parmi les hommes. Ce n’est pas seulement la satisfaction de leurs besoins matériels qui cause les batailles. Ils ont des besoins moraux, aussi impérieux, plus impérieux peut-être, et, au premier rang de tous, l’orgueil, qui a contribué pour sa bonne part à ensanglanter la terre. Le Kaw-djer était-il en droit de nier la furieuse violence de l’orgueil, lui dont l’âme indomptable n’avait jamais pu subir la contrainte ?

Cependant, Halg continuait à exhaler sa colère.

— Moi !… disait-il, céder à Sirk. »

Encore cela, nos passions, pour armer les uns contre les autres ceux que le Kaw-djer s’obstinait à considérer comme des frères !

Celui-ci ne releva pas le cri de révolte du jeune Indien. Apaisant Halg du geste, il s’éloigna silencieusement.

Mais il ne renonçait pas à défendre son rêve contre l’assaut des faits. Tout en marchant, il cherchait et trouvait des excuses aux agresseurs. Que ceux-ci fussent coupables, cela ne faisait pas question, mais ces pauvres gens, tristes produits de la civilisation atroce du Vieux Monde, ne pouvaient connaître d’autres arguments que la force lorsque leur vie même était en jeu.

Or, n’étaient-ils pas dans une situation de ce genre ? Quelles que fussent leur légèreté et leur imprévoyance, ils devaient être frappés par la croissante pénurie des vivres, dont la plus grande partie avait été emportée dans l’intérieur. Aucun apport ne venant en renouveler le stock, il était possible de fixer le jour où ils seraient épuisés. Dès lors, quoi de plus naturel que ces malheureux voulussent retarder par tous les moyens l’inévitable échéance, et obéissent à l’instinct primordial de tout organisme vivant qui tend à reculer per fas et nefas le terme de la destruction nécessaire ?

Sirk et ses acolytes s’étaient-ils rendu compte de l’état des ressources de la colonie, ou bien avaient-ils simplement cédé à la brutalité de leur nature ? Quoi qu’il en soit, les craintes du Kaw-djer n’étaient point vaines. Il fallait être aveugle pour ne pas voir que le plus terrible des dangers, la faim, menaçait la colonie