Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/223

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Le Kaw-djer ému regardait, écoutait en silence. Ils lui disaient leur misère. Ceux-ci, venus là pour eux-mêmes, lui expliquaient le mal qui les tenaillait, ceux-là imploraient pour le salut d’êtres chers, femmes ou enfants, qui agonisaient au même instant à Libéria.

Le Kaw-djer prêta patiemment l’oreille aux plaintes, car il savait qu’une bonté compatissante est le plus puissant des remèdes, puis il leur répondit collectivement. Chacun devait rentrer chez soi. Il irait voir tout le monde. Personne ne serait oublié.

On lui obéit avec empressement. Dociles comme de petits enfants, tous reprirent la route du campement.

Les réconfortant, les soutenant de la parole et du geste, trouvant pour chacun le mot qu’il fallait, le Kaw-djer les accompagna et s’engagea avec eux entre les demeures éparses. Quel changement depuis qu’on les avait édifiées ! Tout trahissait le désordre et l’incurie. Une année avait suffi pour transformer en maisons vétustes ces constructions fragiles qui s’effritaient déjà. Quelques-unes semblaient inhabitées. La plupart, en tous cas, étaient closes, et rien, sauf les amas d’immondices qui les entouraient, ne révélait qu’elles fussent habitées. Cependant, sur le pas des portes, apparaissaient de rares colons, que l’expression sombre des visages disait accablés par l’ennui et par le découragement.

Le Kaw-djer passa devant le « palais » du gouvernement, où, pour le suivre des yeux, Beauval entrouvrit une fenêtre. D’ailleurs, celui-ci ne donna pas autrement signe de vie. Quelle que fût sa rancune, il comprenait sans doute que ce n’était pas le moment de la satisfaire. Personne n’eût toléré un acte d’hostilité contre celui dont on attendait le salut.

Au surplus, Beauval, dans son for intérieur, n’était pas loin de s’applaudir de cette intervention du Kaw-djer. Lui aussi, il en attendait quelque secours. Gouverner est agréable et facile quand les jours heureux succèdent aux jours heureux. Mais il en allait maintenant d’autre sorte, et le chef d’un peuple de moribonds ne pouvait trouver mauvais qu’un autre l’aidât bénévolement à soutenir le poids d’une autorité devenue bien lourde, mais qu’il se réservait in petto de reconquérir dans son intégralité, lorsque les destins seraient favorables.