Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/230

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

obtenir, et l’on ne cédait que de guerre lasse et plus difficilement de jour en jour.

Harry Rhodes essaya de représenter à son ami l’inutilité de son sacrifice. Qu’espérait-il ? Il était évidemment impossible que la faible quantité de vivres existant sur la rive gauche suffît à sauver toute la population de l’île. Que ferait-on quand ils seraient épuisés ? Et quel intérêt y avait-il à reculer, au détriment de ceux qui avaient fait preuve de courage et de prévoyance, une catastrophe dans tous les cas inévitable et prochaine ?

Harry Rhodes ne put rien obtenir. Le Kaw-djer n’essaya même pas de lui répondre. Devant une telle détresse, on n’avait que faire d’arguments et il s’interdisait de réfléchir. Laisser de sang-froid périr toute une multitude, voilà ce qui était impossible. Partager avec elle jusqu’à la dernière miette, quoi qu’il en dût résulter, voilà ce qui était impérieusement nécessaire. Après ?… Après, on verrait. Quand on n’aurait plus rien, on partirait, on irait plus loin, on chercherait un autre lieu d’établissement, où, comme au Bourg-Neuf, on vivrait de chasse et de pêche, et l’on s’éloignerait du campement que peu de jours suffiraient alors à transformer en effroyable charnier. Mais du moins on aurait fait tout ce qui était au pouvoir des hommes, et l’on n’aurait pas eu l’affreux courage de condamner délibérément à mort un si grand nombre d’autres hommes.

Sur la proposition d’Harry Rhodes, on examina l’opportunité de distribuer aux émigrants les quarante-huit fusils cachés par Hartlepool. Avec ces armes à feu, peut-être réussiraient-ils à vivre de leur chasse. Cette proposition fut repoussée. Dans cette saison, le gibier était très rare, et des fusils entre les mains de paysans inexpérimentés, seraient d’un bien faible secours pour assurer l’alimentation d’une si nombreuse population. En revanche, ils seraient susceptibles de créer de graves dangers. À certains signes précurseurs, gestes brutaux, regards farouches, altercations fréquentes, il était facile de reconnaître que la violence fermentait dans les couches profondes de la foule. Les colons ne cherchaient plus à dissimuler la haine qu’ils éprouvaient les uns pour les autres. Ils s’accusaient réciproquement de leur échec, et chacun attribuait à son voisin la responsabilité de l’état de choses actuel.