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mille fusils et trois pièces de canon étaient entreposés. Là, tous les citoyens majeurs venaient à tour de rôle passer un mois, de temps à autre. La leçon des Patagons n’avait pas été perdue. Une armée, qui eût compté tous les Hosteliens dans ses rangs, se tenait prête à défendre la patrie.

Libéria avait même un théâtre, fort rudimentaire, il est vrai, mais de proportions assez vastes, et, qui plus est, éclairé à l’électricité.

Le rêve du Kaw-djer était réalisé. D’une usine hydro-électrique, installée à trois kilomètres en amont, arrivaient à la ville la force et la lumière à profusion.

La salle du théâtre rendait de grands services, surtout pendant les longs jours de l’hiver. Elle servait aux réunions, et le Kaw-djer ou Ferdinand Beauval, bien assagi maintenant et devenu un personnage, y faisaient parfois des conférences. On y donnait aussi des concerts sous la direction d’un chef comme il ne s’en rencontre pas souvent.

Ce chef, vieille connaissance du lecteur, n’était autre que Sand, en effet. À force de persévérance et de ténacité, il avait réussi à recruter parmi les Hosteliens les éléments d’un orchestre symphonique qu’il conduisait d’un bâton magistral. Les jours de concert, on le transportait à son pupitre, et, quand il dominait le bataillon des musiciens, son visage se transfigurait, et l’ivresse sacrée de l’art faisait de lui le plus heureux des hommes. Les œuvres anciennes et modernes alimentaient ces concerts, où figuraient de temps à autre des œuvres de Sand lui-même, qui n’étaient ni les moins remarquables, ni les moins applaudies.

Sand était alors âgé de dix-huit ans. Depuis le drame terrible qui lui avait coûté l’usage de ses jambes, tout bonheur autre que celui de l’art lui étant à jamais interdit, il s’était jeté dans la musique à plein cœur. Par l’étude attentive des maîtres, il avait appris la technique de cet art difficile, et, appuyés sur cette base solide, ses dons naturels commençaient à mériter le nom de génie. Il ne devait pas en rester là. Un jour prochain devait venir, où les chants de cet infirme inspiré, perdu aux confins du monde, ces chants aujourd’hui célèbres bien que nul ne puisse en désigner l’auteur, seraient sur toutes les lèvres et feraient la conquête de la terre.

Il y avait un peu plus de neuf ans que le Jonathan s’était