Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/430

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la sienne à autrui. Il était resté le même homme énergique, froid et triste, qu’on avait vu apparaître comme un sauveur en ce jour lointain où le peuple hostelien avait failli périr. Il avait sauvé les autres, ce jour-là, mais il s’était perdu lui-même. Contraint de renier sa chimère, obligé de s’incliner devant les faits, il avait accompli courageusement le sacrifice, mais, dans son cœur, le rêve abjuré protestait. Quand nos pensées, sous l’apparence trompeuse de la logique, ne sont que l’épanouissement de nos instincts naturels, elles ont une vie propre, indépendante de notre raison et de notre volonté. Elles luttent obscurément, fût-ce contre l’évidence, comme des êtres qui ne voudraient pas mourir. La preuve de notre erreur, il faut alors qu’elle nous soit donnée à satiété, pour que nous en soyons convaincus, et tout nous est prétexte à revenir à ce qui fut notre foi.

Le Kaw-djer avait immolé la sienne à ce besoin de se dévouer, à cette soif de sacrifice, à cette pitié de ses frères malheureux, qui, au-dessus même de sa passion de la liberté, formait le fond de sa magnifique nature. Mais, maintenant que le dévouement n’était plus en jeu, maintenant qu’il ne pouvait plus être question de sacrifice et que les Hosteliens n’inspiraient plus rien qui ressemblât à de la pitié, la croyance ancienne reprenait peu à peu son apparence de vérité, et le despote redevenait par degrés le passionné libertaire d’antan.

Cette transformation, Harry Rhodes l’avait constatée avec une netteté croissante, à mesure que s’affermissait la prospérité de l’île Hoste. Elle devint plus évidente encore, quand, le phare du cap Horn commencé, le Kaw-djer put considérer comme près d’être rempli le devoir qu’il s’était imposé. Il exprima enfin clairement sa pensée à cet égard. Harry Rhodes ayant, au hasard d’une causerie où on évoquait les jours passés, glorifié les bienfaits dont on lui était redevable, le Kaw-djer répondit par une déclaration qui ne prêtait plus à l’équivoque.

« J’ai accepté la tâche d’organiser la colonie, dit-il. Je m’applique à la remplir. L’œuvre terminée, mon mandat cessera. Je vous aurai prouvé ainsi, je l’espère, qu’il peut y avoir au moins un endroit de cette terre, où l’homme n’a pas besoin de maître.

— Un chef n’est pas un maître, mon ami, répliqua avec émotion Harry Rhodes, et vous le démontrez vous-même. Mais il n’est