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UN CAPITAINE DE QUINZE ANS

livres pour une paire de dents d’éléphant qui, en 1874, ont valu jusqu’à quinze cents francs, mais il en est qui pèsent jusqu’à cent soixante-cinq livres, et, précisément au marché de Kazonndé, les amateurs en eussent trouvé d’admirables, faites d’un ivoire opaque, translucide, doux à l’outil, et d’écorce brune, conservant sa blancheur et ne jaunissant pas avec le temps comme les ivoires d’autres provenances.

Et maintenant, comment se réglaient entre acheteurs et vendeurs ces diverses opérations de commerce ? Quelle était la monnaie courante ? On l’a dit, cette monnaie, c’est l’esclave pour les trafiquants de l’Afrique.

L’indigène, lui, paye en grains de verre, de fabrication vénitienne, nommés « catchokolos » lorsqu’ils sont d’un blanc de chaux, « bouboulous » quand ils sont noirs, « sikoundéretchés » quand ils sont roses. Ces grains ou perles assemblés sur dix rangs ou « khetés » faisant deux fois le tour du cou, forment le « foundo » dont la valeur est grande. La mesure la plus usuelle de ces perles est le « frasilah », qui pèse soixante-dix livres, et Livingstone, Cameron, Stanley ont toujours eu soin d’être abondamment pourvus de cette monnaie. À défaut de grains de verre, le « picé », pièce zanzibarite de quatre centimes, et les « vioungouas », coquillages particuliers à la côte orientale, ont cours sur les marchés du continent africain. Quant aux tribus anthropophages, elles attachent une certaine valeur aux dents de mâchoires humaines, et au lakoni, on voyait de ces chapelets au cou de l’indigène qui avait sans doute mangé les producteurs ; mais ces dents-là commencent à être démonétisées.

Tel était donc l’aspect de ce grand marché. Vers le milieu du jour, l’animation était portée au plus haut point, le bruit devint assourdissant. La fureur des vendeurs dédaignés, la colère des chalands surfaits ne sauraient s’exprimer. De là des luttes fréquentes, et, comme on le pense bien, peu de gardiens de la paix à mettre le holà dans cette foule hurlante.

Ce fut vers le milieu de la journée qu’Alvez donna l’ordre d’amener sur la place les esclaves dont il voulait se défaire. La foule se trouva ainsi accrue de deux mille malheureux de tout âge, que le traitant gardait dans ses baracons depuis plusieurs mois. Ce « stock » n’était point en mauvais état. Un long repos, une nourriture suffisante avaient mis les esclaves en état de figurer avantageusement dans le lakoni. Quant aux derniers arrivés, ils ne pouvaient soutenir aucune comparaison avec eux, et après un mois de baracon, Alvez les eût certainement vendus avec plus de profit ; mais les demandes de la côte orientale étaient si considérables qu’il se décida à les exposer tels quels.