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Page:Verne - Une ville flottante, 1872.djvu/70

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queue du banc de New-Found-Land, nom que les Anglais donnent aux hauts-fonds de Terre-Neuve. Ce sont les riches parages où se fait la pêche de ces morues, dont trois suffiraient à alimenter l’Angleterre et l’Amérique, si tous leurs œufs éclosaient.

La journée se passa sans incident. Le pont fut fréquenté par ses promeneurs accoutumés. Jusqu’ici, aucun hasard n’avait mis en présence Fabian et Harry Drake, que le capitaine Archibald et moi nous ne perdions pas de vue. Le soir réunit au grand salon ses dociles habitués. Toujours mêmes exercices, lectures et chants, provoquant les mêmes bravos prodigués par les mêmes mains aux mêmes virtuoses, que je finissais par trouver moins médiocres. Une discussion assez vive éclata, par extraordinaire, entre un nordiste et un Texien. Celui-ci demandait « un empereur » pour les États du Sud. Fort heureusement, cette discussion politique, qui menaçait de dégénérer en querelle, fut interrompue par l’arrivée d’une dépêche imaginaire adressée à l’Ocean-Time et conçue en ces termes : « Le capitaine Semmes, ministre de la Guerre, a fait payer par le Sud les ravages de l’Alabama ! »


XIX


En quittant le salon vivement éclairé, je remontai sur le pont avec le capitaine Corsican. La nuit était profonde. Pas une constellation au firmament. Autour du navire, une ombre impénétrable. Les fenêtres des roufles brillaient comme des gueules de fours. À peine voyait-on les hommes de quart qui arpentaient pesamment les dunettes. Mais on respirait le grand air, et le capitaine humait ses fraîches molécules à pleins poumons.

« J’étouffais dans ce salon, me dit-il. Ici, au moins, je nage en pleine atmosphère ! Voilà une absorption vivifiante. Il me faut mes cent mètres cubes d’air par vingt-quatre heures ou je suis à demi asphyxié.

— Respirez, capitaine, respirez à votre aise, lui répondis-je. Il y a de l’air ici pour tout le monde, et la brise ne vous chicane pas votre contingent. C’est une bonne chose que l’oxygène, et il faut bien avouer que nos Parisiens ou nos Londoniens ne le connaissent que de réputation.

— Oui ! répliqua le capitaine, ils lui préfèrent l’acide carbonique. Chacun son goût. Pour mon compte, je le déteste, même dans le vin de Champagne ! »

Tout en causant, nous longions le boulevard de tribord, abrités du vent par la haute paroi des roufles. De gros tourbillons de fumée, constellés d’étincelles, s’échappaient des cheminées noires. Le ronflement des machines accompagnait le sifflement de la brise dans les haubans de fer qui résonnaient comme les cordes d’une harpe. À ce brouhaha se mêlait de