Page:Verne - Vingt mille lieues sous les mers.djvu/334

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mois d’octobre de ces latitudes nous donnait de belles journées d’automne. Ce fut le Canadien, — il ne pouvait s’y tromper, — qui signala une baleine à l’horizon dans l’est. En regardant attentivement, on voyait son dos noirâtre s’élever et s’abaisser alternativement au-dessus des flots, à cinq milles du Nautilus.

« Ah ! s’écria Ned Land, si j’étais à bord d’un baleinier, voilà une rencontre qui me ferait plaisir ! C’est un animal de grande taille ! Voyez avec quelle puissance ses évents rejettent des colonnes d’air et de vapeur ! Mille diables ! pourquoi faut-il que je sois enchaîné sur ce morceau de tôle !

— Quoi ! Ned, répondis-je, vous n’êtes pas encore revenu de vos vieilles idées de pêche ?

— Est-ce qu’un pêcheur de baleines, monsieur, peut oublier son ancien métier ? Est-ce qu’on se lasse jamais des émotions d’une pareille chasse ?

— Vous n’avez jamais pêché dans ces mers, Ned ?

— Jamais, monsieur. Dans les mers boréales seulement, et autant dans le détroit de Bering que dans celui de Davis.

— Alors la baleine australe vous est encore inconnue. C’est la baleine franche que vous avez chassée jusqu’ici, et elle ne se hasarderait pas à passer les eaux chaudes de l’Équateur.

— Ah ! monsieur le professeur, que me dites-vous là ? répliqua le Canadien d’un ton passablement incrédule.

— Je dis ce qui est.

— Par exemple ! Moi qui vous parle, en soixante-cinq, voilà deux ans et demi, j’ai amariné près du Groenland une baleine qui portait encore dans son flanc le harpon poinçonné d’un baleinier de Bering. Or, je vous demande, comment après avoir été frappé à l’ouest de l’Amérique, l’animal serait venu se faire tuer à l’est, s’il n’avait, après avoir doublé, soit le cap Horn, soit le cap de Bonne Espérance, franchi l’Équateur ?

— Je pense comme l’ami Ned, dit Conseil, et j’attends ce que répondra monsieur.

— Monsieur vous répondra, mes amis, que les baleines sont localisées, suivant leurs espèces, dans certaines mers qu’elles ne quittent pas. Et si l’un de ces animaux est venu du détroit de Bering dans celui de Davis, c’est tout simplement parce qu’il existe un passage d’une mer à l’autre, soit sur les côtes de l’Amérique, soit sur celles de l’Asie.

— Faut-il vous croire ? demanda le Canadien, en fermant un œil.

— Il faut croire monsieur, répondit Conseil.

— Dès-lors, reprit le Canadien, puisque je n’ai jamais pêché dans ces parages, je ne connais point les baleines qui les fréquentent ?