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AVENTURES DU CAPITAINE HATTERAS

mauvais, et, d’ailleurs, soutenu par les autres, prit le commandement du navire ; je voulus résister, mais en vain. Depuis lors, chacun fit à peu près à sa guise ; Shandon laissait agir ; il voulait montrer à l’équipage que le temps des fatigues et des privations était passé. Aussi, plus d’économie d’aucune sorte ; on fit grand feu dans le poêle ; on brûlait à même le brick. Les provisions furent mises à la discrétion des hommes, les liqueurs aussi, et, pour des gens privés depuis longtemps de boissons spiritueuses, je vous laisse à penser quel abus ils en firent ! Ce fut ainsi depuis le 7 jusqu’au 15 janvier.

— Ainsi, dit Hatteras d’une voix grave, ce fut Shandon qui poussa l’équipage à la révolte ?

— Oui, capitaine.

— Qu’il ne soit plus jamais question de lui. Continuez, Johnson.

— Ce fut vers le 24 ou le 25 janvier que l’on forma le projet d’abandonner le navire. On résolut de gagner la côte occidentale de la mer de Baffin ; de là, avec la chaloupe, on devait courir à la recherche des baleiniers, ou même atteindre les établissements groënlandais de la côte orientale. Les provisions étaient abondantes ; les malades, excités par l’espérance du retour, allaient mieux. On commença donc les préparatifs du départ ; un traîneau fut construit, propre à transporter les vivres, le combustible et la chaloupe ; les hommes devaient s’y atteler. Cela prit jusqu’au 15 février. J’espérais toujours vous voir arriver, capitaine, et cependant je craignais votre présence ; vous n’auriez rien obtenu de l’équipage, qui vous eût plutôt massacré que de rester à bord. C’était comme une folie de liberté. Je pris tous mes compagnons les uns après les autres ; je leur parlai, je les exhortai, je leur fis comprendre les dangers d’une pareille expédition, en même temps que cette lâcheté de vous abandonner ! Je ne pus rien obtenir, même des meilleurs ! Le départ fut fixé au 22 février. Shandon était impatient. On entassa sur le traîneau et dans la chaloupe tout ce qu’ils purent contenir de provisions et de liqueurs ; on fit un chargement considérable de bois ; déjà la muraille de tribord était démolie jusqu’à sa ligne de flottaison. Enfin, le dernier jour fut un jour d’orgie ; on pilla, on saccagea, et ce fut au milieu de leur ivresse que Pen et deux ou trois autres mirent le feu au navire. Je me battis contre eux, je luttai ; on me renversa, on me frappa ; puis ces misérables, Shandon en tête, prirent par l’est et disparurent à mes regards ! Je restai seul ; que pouvais-je faire contre cet incendie qui gagnait le navire tout entier ? Le trou à feu était obstrué par la glace ; je n’avais pas une goutte d’eau. Le Forward, pendant deux jours, se tordit dans les flammes, et vous savez le reste. »

Ce récit terminé, un assez long silence régna dans la maison de glace ; ce