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LE DÉSERT DE GLACE

cependant il ne voyait pas ce moment arriver sans crainte, car il prévoyait des scènes graves entre Hatteras et Altamont. Si jamais on poussait jusqu’au pôle, qu’arriverait-il de la rivalité de ces deux hommes ?

Il fallait donc parer à tout événement, amener peu à peu ces rivaux à une entente sincère, à une franche communion d’idées ; mais réconcilier un Américain et un Anglais, deux hommes que leur origine commune rendait plus ennemis encore, l’un pénétré de toute la morgue insulaire, l’autre doué de l’esprit spéculatif, audacieux et brutal de sa nation, quelle tâche remplie de difficultés !

Quand le docteur réfléchissait à cette implacable concurrence des hommes, à cette rivalité des nationalités, il ne pouvait se retenir, non de hausser les épaules, ce qui ne lui arrivait jamais, mais de s’attrister sur les faiblesses humaines.

Il causait souvent de ce sujet avec Johnson ; le vieux marin et lui s’entendaient tous les deux à cet égard ; ils se demandaient quel parti prendre, par quelles atténuations arriver à leur but, et ils entrevoyaient bien des complications dans l’avenir.

Cependant, le mauvais temps continuait ; on ne pouvait songer à quitter, même une heure, le Fort-Providence. Il fallait demeurer jour et nuit dans la maison de neige. On s’ennuyait, sauf le docteur, qui trouvait toujours moyen de s’occuper.

« Il n’y a donc aucune possibilité de se distraire ? dit un soir Altamont. Ce n’est vraiment pas vivre, que vivre de la sorte, comme des reptiles enfouis pour tout un hiver.

— En effet, répondit le docteur ; malheureusement, nous ne sommes pas assez nombreux pour organiser un système quelconque de distractions !

— Ainsi, reprit l’Américain, vous croyez que nous aurions moins à faire pour combattre l’oisiveté, si nous étions en plus grand nombre ?

— Sans doute, et lorsque des équipages complets ont passé l’hiver dans les régions boréales, ils trouvaient bien le moyen de ne pas s’ennuyer.

— Vraiment, dit Altamont, je serais curieux de savoir comment ils s’y prenaient ; il fallait des esprits véritablement ingénieux pour extraire quelque gaieté d’une situation pareille. Ils ne se proposaient pas des charades à deviner, je suppose !

— Non, mais il ne s’en fallait guère, répondit le docteur ; et ils avaient introduit dans ces pays hyperboréens deux grandes causes de distraction : la presse et le théâtre.

— Quoi ! ils avaient un journal ? repartit l’Américain.

— Ils jouaient la comédie ? s’écria Bell.