Page:Vianey - Les Sources de Leconte de Lisle, 1907.djvu/260

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Le vieillard s’imagine qu’il rêve cela. Mais il n’en est pas ainsi, il ne rêve pas ; seulement l’abondance de ses larmes lui fait voir mille images. À la fin, pourtant, il leva ses yeux, qu’offusquaient de nobles ténèbres, et reconnut son ennemi, quoique sous la livrée de la mort.

« Rodrigue, fils de mon âme, recouvre cette tête de peur que ce ne soit une autre Méduse qui me change en rocher, et que mon malheur ne soit tel qu’avant de t’avoir remercié mon cœur se fende avec un si grand sujet de joie !

« Ô infâme comte Loçano ! le ciel me venge de toi, et mon bon droit a donné contre toi des forces à Rodrigue.

« Sieds-toi à table, mon fils, où je suis, au haut bout ; car celui qui apporte une telle tête doit être à la tête de ma maison. »


De cette pièce sauvage Leconte de Lisle n’a rien retranché. Qu’y pouvait-il ajouter ? Un décor, et il l’a brossé avec amour (chandeliers de fer, escabeaux, coffres trapus, dépouilles ravies aux Sarrasins, écuyers, échansons, pages, Mores lippus). Mais pouvait-il y mettre un surcroît de barbarie ? On ne le croirait pas, et pourtant il a su l’y mettre, installant les deux héros côte à côte devant la table et, pendant qu’ils mangent un plat de venaison, leur faisant regarder « la tête lamentable » qui saigne sur la nappe.

Il n’a pas manqué, non plus, de prêter à ses personnages, comme à son Komor, beaucoup de piété chrétienne. Il fait remercier Dieu par Rodrigue d’avoir gardé l’honneur de son toit, c’est-à-dire, en somme, dirigé son bras homicide. Il fait attester par don Diègue la Vierge et les Saints, et il lui fait appeler par une prière la bénédiction divine sur le repas mangé avec volupté en face d’un spectacle atroce.