Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/23

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mémoire, c’est qu’il portait de gros souliers dont le bout était carré. Beaucoup d’années après, la première fois que j’aperçus de ces bottes à trompette qui ont le bout carré à la mode de mon oncle, mort alors depuis long-temps, et que je n’avais pas vu depuis que j’avais l’usage de ma raison, l’aspect inattendu de cette forme de chaussure, aujourd’hui complètement passée de mode, réveilla en moi toutes les premières sensations que j’avais éprouvées jadis en recevant les caresses et les dragées de mon oncle, et alors les gestes, les manières du bon oncle, et jusqu’à la saveur de ses confitures, me revenaient vivement à l’imagination. J’ai laissé échapper de ma plume ce souvenir d’enfant, pensant qu’il pouvait avoir son utilité pour qui médite sur le mécanisme de nos idées et sur l’intime affinité des sensations et des idées.

1754. À l’âge de cinq ans environ, une dyssenterie me réduisit à l’extrémité ; et il me semble que j’ai encore dans l’esprit je ne sais quelle lueur de ce que je souffrais alors, et que, sans avoir aucune idée de ce que c’était que la mort, je la désirais cependant, comme devant mettre un terme à ma douleur, parce qu’à l’époque où mourut mon jeune frère j’avais entendu dire qu’il était devenu un petit ange.

Quelques efforts que j’aie faits souvent pour recueillir mes premières idées, ou même mes premières impressions avant l’âge de six ans, je n’ai jamais pu retrouver que ces deux-ci. Ma sœur Julie et moi, suivant le sort de notre mère, nous avions quitté le toit paternel, pour habiter avec elle