Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/406

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savoir lire, comprendre, goûter, sentir vivement Dante et Pétrarque ? un sur mille, et c’est beaucoup dire. Avec tout cela, inébranlable dans ma conviction du beau et du vrai, j’aime mieux (et je saisis toutes les occasions de renouveler à cet égard ma profession de foi), j’aime beaucoup mieux encore écrire dans une langue presque morte et pour un peuple mort, et me voir enseveli moi-même de mon vivant, que d’écrire dans ces langues sourdes et muettes, le français ou l’anglais, quoique leurs armées et leurs canons les mettent à la mode ; plutôt mille fois des vers italiens, pour peu qu’ils soient bien tournés, même à la condition de les voir pour un temps ignorés, méprisés, non compris, que des vers français ou anglais, ou dans tout autre jargon en crédit, lors même que, lus aussitôt par tout le monde, ils pourraient m’attirer les applaudissemens et l’admiration de tous. Est-ce donc la même chose de faire résonner pour ses propres oreilles les nobles et mélodieuses cordes de la harpe, encore que personne ne vous écoute, ou de souffler dans une vile cornemuse, quand toute une multitude d’auditeurs aux longues oreilles devrait vous étourdir de ses acclamations solennelles ?

Je reviens à mon ami avec qui il m’arrivait souvent de me laisser emporter à de pareilles sorties, ce qui me faisait grand bien. Mais je ne jouis pas long-temps de ce bonheur si complet et si nouveau pour moi, de passer mes jours entre des personnes si chères et si vénérées. Un accident arrivé à mon ami vint troubler notre repos. En se