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CARNÉADE. — EXAMEN CRITIQUE.

convenue de chiffrer le probable. De même chacun de nous, quand il faut prendre un parti, examine les raisons qu’il a d’agir ou de s’abstenir, les met comme sur une balance, et incline sa décision du côté où le plateau est le plus chargé de vraisemblances. La méthode de Carnéade, comme du reste toutes les méthodes, ne fait donc qu’ériger en règles plus ou moins judicieuses ce qui se fait tous les jours dans la pratique de la vie.

« Ainsi interprétée, et c’est ainsi qu’elle doit l’être, la doctrine probabiliste n’est plus ce violent paradoxe qu’on a tant de fois dénoncé, c’est une doctrine très sage et très raisonnable, à égale distance du pédantisme dogmatique et de l’ironie sceptique. C’est par là qu’elle a pu, à Rome même, trouver des adeptes parmi les hommes les plus graves et les plus respectables. On se représente mal un personnage consulaire tel que Cicéron se déclarant publiquement le disciple d’un sophiste. »

Osons dire toute notre pensée : la doctrine académique, entendue dans son vrai sens, est la plus libérale et la plus favorable au progrès des sciences. Le dogmatisme semble être la condition même de l’esprit scientifique ; en réalité, il le tue. En effet, si nous possédons d’ores et déjà la vérité, à quoi bon la chercher ? Le pur dogmatisme est une doctrine d’immobilité, il y en a des preuves dans l’histoire. Reconnaissons au contraire que jamais nous ne pouvons qu’approcher de la vérité sans être sûrs de l’atteindre tout entière, et la recherche aura sa raison d’être ; le progrès sera possible. La science est toujours inachevée. En fait, il n’y a guère eu d’esprits plus ouverts, plus curieux des progrès de la science humaine que les philosophes de la nouvelle Académie.

Pour achever de comprendre le rôle de Carnéade, et pour le juger équitablement, il faut se souvenir qu’il avait affaire aux dogmatistes les plus insupportables. Les stoïciens sont de fort honnêtes gens, et nous n’aurions garde de diminuer en rien leurs mérites. Il faut convenir pourtant que si, à la distance où nous les voyons, leurs travers s’effacent pour ne laisser apparaître que leurs grandes qualités, vus de près,