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Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/187

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CARNÉADE. — EXAMEN CRITIQUE.

malheur, Carnéade a cependant produit sur ses contemporains une si vive impression, il a laissé après lui des disciples si fidèles, qu’un écho lointain de ses paroles est arrivé jusqu’à nous, et qu’à la condition d’y apporter de l’attention et de la bonne volonté, nous pouvons nous faire une idée à peu près exacte de ce qu’il a été : un esprit merveilleusement subtil et alerte, aiguisé par l’étude, une réflexion constante, et l’habitude de la discussion ; animé, si étrange que puisse paraître cette expression appliquée à un probabiliste, du pur amour de la vérité ; ennemi de tout pédantisme et de tout fanatisme ; tourné, chose nouvelle à son époque, vers l’observation intérieure et l’analyse subjective de la pensée ; dialecticien consommé, mais scrupuleux sur le choix des preuves, attentif à n’employer que des arguments irréprochables, et mis en garde contre les subtilités captieuses de la dialectique, justement parce que mieux que personne il en connaissait et les ressources et la faiblesse ; soucieux de convaincre plus encore que d’étonner ; mettant la passion au service de la raison, et comptant moins sur elle pour arriver à ses fins que sur la belle ordonnance des preuves, l’enchaînement clair et rigoureux des pensées, et cette force du raisonnement qui, grandissant de période en période, porte dans l’âme de l’auditeur, avec la joie de comprendre et de se sentir dans la vérité, la chaleur et la lumière qui la ravissent jusqu’à l’enthousiasme ; orateur, pour tout dire, autant que philosophe, mais unissant ces deux qualités sans sacrifier l’une à l’autre, dans la plus belle harmonie peut-être qui se soit jamais rencontrée ; tel fut notre Carnéade. Cette puissance extraordinaire, ce génie qui a fait l’admiration des contemporains, Carnéade ne l’a, quoi qu’on ait dit, mis au service d’aucune mauvaise cause. Probabiliste convaincu, comme il avait tracé une ligne de démarcation nette et profonde entre la spéculation pure où il déclarait la certitude impossible, et la vie pratique où il déclarait la croyance à la fois légitime et nécessaire, il a pu, sans se contredire, prendre dans les discussions publiques l’attitude d’un sceptique que nul n’a mis en défaut, et garder